De l’auto-stop

 

 

De même qu’un flot de souvenirs aborde la page blanche, je décide de suivre les signes de la route plutôt que de me plier à la succession chronologique.

 

Comment puis-je voyager seul ? La décision du départ est douloureuse. Le départ aussi, mais non ennuyeux. Ma tristesse enfantine me retient au foyer. Mais je dois aussi me plaire ! Etre un peu chevalier !

Mes attentes d’automobilistes pusillanimes n’excèdent pas 30 minutes alors que je suis parti du centre de la France. C’est une bonne statistique pour des routes et des populations aussi profondes. Je provoque la stupéfaction des braves retraités et la solidarité des plus partageux. Je pars vers de lointains horizons, bardés de formules linguistiques dans des idiomes outr’alpins. De l’italien, du serbo-croate et du tchèque, qui devraient m’ouvrir aux confidences, et de l’arabe, pour me dépayser. En route!

Mais l’aventure n’attend pas. Marceau m’emmène avec lui. Il se présente comme meunier et me parle un français roucoulant. Reste-t-il des moins de vingt ans qui roulent leurs mots ? Quelle « personnalité » roule encore les “rrrr”? Que nous sommes donc prompts à renier les intonations de nos aïeux! Il m’expose sont credo politique: les maires ne sont pas des gestionnaires, des chefs d’entreprise. Les communes ne peuvent donc pas faire grand chose contre l’exode qui frappe la Nièvre :1000 habitants de moins par an ! Le département est moins peuplé qu’en 1881! Les Maçons venaient chaque année, de Pâques à la Toussaint, pour bâtir dans la région. Il m’apprend que des communes accueillent et soutiennent des entreprises qui s’installent et qui mettent la clé sous la porte deux ans après, sitôt les aides diverses épuisées, et recommencent ailleurs. Une caserne ferme et partent 300 familles qui ne mangent plus de pain. Dans une autre caserne, on fait venir des plateaux repas depuis Tours. Et il n’y a pas de démocratie, pas d’opposition dans la Nièvre! C’est un chasse gardée de la gauche. On vient s’y faire élire. Mais mon M’sieu Marceau ne sait pas si la droite ferait mieux. Ce qu’il souligne, c’est l’absence de compromis de la part de la majorité. Enfin, il regarde rarement le journal télévisé, mais si le fait, il choisit le service public.

Un autre paysan me cueille en pleine campagne, sur le bord d’un chemin d’où je contemplais une grosse tour fortifiée, au pied de laquelle paissaient d’aimables moutons¾concentrés dans leur broutage. Il m’emmène sur quelques centaines de mètres, à un croisement où un autre chemin alimente ma départementale. Je pataugeais dans ces ruisseaux humains sans impatience marquée. Je dévalerais les grandes rivières à péages bien assez tôt! Ce paysan m’apprend que j’avais sous les yeux le beffroi Vauban!

Après, j’ai l’honneur d’être recueilli par une retraitée de Marne la Vallée qui vient de s’ installer ici avec son maçon de mari. Son labrador, à l’arrière, n’a pas une tête de garde du corps. Je suis ravi de rencontrer des fragiles femmes qui n’ont pas peur des étudiants vicieux qui hantent de moins en moins, sac au dos, les carrefours vers le sud.

Sans les « professionnels de l’ennui », sur la route, il n’y aurait plus d’auto-stop. Je m’installe avec les colis, à côté d’un pot d’échappement emballé—les garages sont les principaux clients de ce postier privé. La place du passager de la camionnette est occupée par un chien, plus zélé que le labrador de la retraité à montrer sa fidélité à son maître. Dès que celui-ci sort pour livrer un colis, il se met à aboyer farouchement vers le trottoir. J’espère, en retenant presque mon souffle, qu’il a bien noté dans sa mémoire à court terme que j’ étais un colis et non un intrus. Grâce à lui, je me retrouve sur l’axe Nevers-Château Chinon. Je m’installe sur le rebord d’une coupe géante à vocation florale et me redresse lors de chaque passage de charrettes. Les cochers d’aujourd’hui n’ont plus le temps d’échanger quelques paroles en passant, sans même ralentir l’allure.

Vers ceux-là, je ne lève pas mon pouce : ils sont trop nombreux. Pourtant ils s’arrêtent. Des banlieusards de la campagne. Ils tombent des nues quand ils apprennent à quelles activités je me livre. Aller jusqu’en Italie ? ? Jusqu’au Kosovo ?? En stop?? Mais pour quoi faire?

 

Quelle bonne question ! Directe à l’essentiel ! J’essaye de me dépêtrer.

— Pour rencontrer des gens. Observer comment ils vivent. Rendre visite à un copain qui y travaille. Et aussi pratiquer les langues étrangères.

— Mais il ne fait pas trop froid ?

— Je ne dors pas sur le sol, mais dans un hamac!

 

Les deux frères et la copine de l’aîné sont sciés. J’aurais dû leur demander ce qu’ils aimaient faire pendant les vacances. Ou s’ ils avaient une expérience du stop. Le cadet me file un tuyau. Si je reste coincé ce soir à Château Chinon, je n’ai qu’à m’installer dans l’une des nombreuses baraques abandonnées.

— Vous avez des problèmes économiques dans la région ?

—Les gens sont trop difficiles. Si tu veux, j’ai trois places pour toi dans la région ! Bien sûr, il ne faut être trop fier! Nettoyer les toilettes, faire la vaisselle...

Ils me laissent dans une petite ruelle du centre et je repars à nouveau. Je passe devant le musée de François Mitterrand, et ma route chevauche la randonnée qui porte son nom. En ville encore, et marchant, je montre mon pouce. Si, par hasard, quelqu’un a besoin de moi, il faut lui donner la chance de me reconnaître ! La route mord dans le flanc d’une colline quand une voiture s’arrête. J’ai juste le temps d’identifier une femme, blonde et mince. Comme souvent, la conversation bouillonne, à peine le contact établi. Cette nana que je devine belle me « prend », et me demande, quand je suis en train de m’asseoir, comment je fais pour tenir, pour résister. Je souris intérieurement à cette perche tendue.

—…le stop procure ses instants de plaisirs, ses récompenses... (n’est-ce pas, coquine?)

Je m’aperçois que je n’ose tourner la tête. Dévisager, c’est toucher. Et toucher peut brûler. Nous parlons chacun notre tour. Quand l’un parle, nous entendons dans quelle direction est orientée sa tête, et donc, ses yeux. Elle fait attention visuellement à la route et moi au paysage. Nos cerveaux volontaires sont concentrés sur un échange supérieur.

—Vous allez où?

—J’ai un ami qui travaille au Kosovo. Je vais lui rendre visite, en passant par l’Italie.

—Ce sont des vacances?

—Oui, bien que je sois au chômage. Une sorte de voyage d’étude. Parler italien en Italie, Serbo-croate là où c’est possible. Observer et écrire mes impressions. Prendre des photos.

—Et tu dors en hôtel, quand même?

—En auberge de jeunesse, quand c’est possible. Ce sont des foyers de rencontres entre voyageurs. Parmi eux, il peut y avoir des spécimens humains assez originaux! Mais je voudrais expérimenter un mode de sommeil particulier: le hamac. Je suis en train d’essayer d’écrire une fiction, et l’un de mes personnages passe ses nuits dans les arbres. Je dois maintenant tester le système.

J’essaye aussi d’étudier la pratique auto-stoppeuse. J’ai préparé ce voyage en apprenant un peu d’ italien et de tchèque.

—En fait, tu n’as pas un but véritable pour ton voyage..., c’est plus lié au dépassement de soi-même, une sorte d’exploration initiatique...

Silence consentant, ému, mais perplexe, au fond. Je ne comprends pas la relation logique entre « pas de but » et « initiatique », mais je suis d’accord pour 1’ « initiatique ». Je me mets à l’épreuve. Je voudrais que ces initiations m’ initient une fois pour toute, mais je voyage, je voyage, et je n’atteins aucune sagesse, aucun signe q’une quelconque sagesse ! La patience, la clairvoyance, la sérénité, je ne sais pas, quoi!

—Je travaille au musée de Bibracte. Nous y avons un écomusée très visité.

—Les touristes hollandais?

—Bien sûr! Ils sont très friands d’histoire et de racines culturelles. Nous avons même créer des dépliant en néerlandais.

—Je me souviens qu’ils ont des vestiges mégalithiques, en Hollande. Mais c’est vrai que les Celtes sont une civilisation post-mégalithique.

—C’est drôle, parce que je monte très rarement à Château Chinon. Et c’est lors d’un de ces voyages que j’ai rencontré l’homme avec lequel je vis maintenant, Fabien, qui est le maire d’une petite commune.

J’ai fait des études d’histoire et d’archéologie à Paris et nous étions une bande de copains. Les  premiers à avoir créer une association d’étudiants en archéologie.

—J’ai aussi fait de l’histoire et de l’archéo là-bas ! Vous connaissez sûrement, alors, …Thalman!

—Oui, il était déjà là. Mon compagnon a d’ailleurs aussi étudié à la Sorbonne. Mais de   l’italien. Tu as finis tes études il y a combien de temps?

—En fait, j’ai un peu lambiné. Je suis tombé amoureux d’une Russe et nous avons vécu quelques années en aller-retours entre les deux pays. Je n’ai écrit ma maîtrise qu’en 1999. A Moscou, je travaillais comme instit suppléant et répétiteur, prof de français.

—Où est ta Russe, maintenant?

—A Paris. Elle étudie l’architecture.

—Le directeur du centre de Bibracte est justement le président des écoles d’architecture de Paris. Elles ont été refondues dans une seule, je crois..

—Oui, Paris Val de Seine.

—Un vrai con! Qui vient le moins possible! J’essaye de quitter ma place. J’ai un projet d’ « Himalaya en Bourgogne ». Nous avons créer une association pour créer un centre sur le bouddhisme en Bourgogne. Tu sais que c’est là que ce trouve l’une des plus importants temple bouddhiste de France? Nous avons déjà réussi à faire acheter, par le conseil général, le temple qui avait été présenté par le Bhoutan à l’exposition universelle de Hanovre. Il se trouve en pièce détaché dans un entrepôt. Nous aimerions que ça soit les mêmes artisans bhoutanais qui le remonte.

C’est aussi la région de Vézelay et des monastères cisterciens. Un lieu propice à la spiritualité!

¾C’est un beau projet!

Je suis un peu pantois. La créativité de sa vie sociale est en complet contraste avec mon inadaptation : je ne sais quels services je veux et je peux offrir.

—Tu me rappelles un de mes amis. Nous formions une petite bande. Il te ressemblait beaucoup. Toujours à voyager. Mais il s’est suicidé il y a trois ans, le con.

C’est grâce à elle que je remarque que si l’on cause, en stop, on ne se regarde pas beaucoup. Nous nous sommes paramétrés sur nos voix. Une conversation téléphonique en étant côte à côte. Même si pour prendre congé, je me tourne vers elle, nos sourires et nos bons augures mutuels travestissent nos visages. Le sien, en tout cas. Je ne pourrais la reconnaître si je la croisais!

            Il me faut traverser Autun, mais mon cœur et assez léger. J’avais déjà traversé cette ville de part en part il y a 8 ans. Un homme féru d’ésotérisme m’avait promis que sa ville était dans la direction de Paris. Une fois arrivé, il m’avait déposé…rue de Paris! J’avais alors tourné mon dos aux voies de traverses et repris le route de Dijon et l’autoroute.

Julie, mon dernier guide blond, m’a expliqué qu’Autun avait été le site choisi par les Eduens, alliés de Jules César, pour rebâtir leur ville anciennement en haut de la montagne. Les ados sortent du collège, et leurs parents, du travail. Arrivé à la sortie de la Ville, un artisan dans sa camionnette me dépanne pour quelques kilomètres. Puis c’est un jeune dessinateur de plan de construction qui me raconte ses projets immobiliers. Son travail l’ennui et il déteste se lever le matin. Je lui conseille de faire des études d’architecture, plus créatrices. Mais il n’a pas la tête à ça. Il est sur un autre projet. Il économise et réserve ses week-end à retaper un appartement. Il compte vivre dans quelques années de la gestion des biens qu’il aura acquis et aménagés petit à petit.

Quand il me laisse au péage de l’autoroute dans la direction de Lyon, il fait nuit. Autant il est facile de tendre le pouce sur le bord de la chaussée, autant demander à quelqu’un met à l’épreuve l’amour-propre. Les refus sont plus durs à encaisser. Quelques fois, on est surpris du culot des menteurs: je vais à Anvers, pas à Antwerpen ! L’écho de sa propre voix, est aussi émouvant. Faut-il avoir l’air indifférent, plein d’espoir, implorant, dur et méprisant, informatif et neutre, enthousiaste? Notre visage doit-il être ouvert, calme et insensible, pénétrant?

J’ai la possibilité de leur parler : tous et toutes s’arrêtent pour prendre un ticket. Mais je choisis une autre forme. Je montre mon écriteau « Lyon » avec un regard interrogatif dès que le contact visuel est pris. Bien sûr, certains regardent obstinément devant eux, et d’autres distraitement.

Mais ma philosophie est arrangeante. Je préfère attendre que de voyager avec quelqu’un qui ne m’a pas pris par plaisir—ou par solidarité. Personne ne vaut les volontaires ! Je scrute de temps en temps les abords de ce petit péage—propice au hamac ou non ?—, et je me prépare à téléphoner, à Lyon, à des parents éloignés que je n’ai presque pas revu depuis quinze ans et mon adolescence. La dernière chose qu’on m’a dit d’eux était qu’ils se réalisaient dans un mode de vie où le confort est la valeur absolue. Vont-ils être contents d’entendre ma voix à dix heures du soir ? Ne le serais-je, à leurs places? Je pense qu’il est bon de frapper aux portes, comme il est bon d’expliciter certains non-dit. Mais essaye donc de prévoir où le vent soufflera! Un jeune gars haut perché me retourne un air interrogatif. Je quive du menton avec une véhémence enfantine et galope derrière son « mille-pattes ».  Tony est routier depuis peu et il porte un masque sévère. Il est passé de la logistique au bureau à la logistique au volant. Grâce au système de relais, il a des horaires à peu près régulier. Souvent, il retrouve à la cibie des collègues avec qui il fait un morceau de route. Ils parlent de la personnalisation de leur camion, des virées en moto du week-end. Je remarque, en allant boire un café, que Tony porte un blouson de cuir de motard. Pendant que nous attendons sur une voie déserte de la banlieue de Lyon que son coéquipier arrive pour échanger les remorques, Tony m’initie à Radio Fun, la radio des affaires de cœur et de cul. Didier va jusqu’à Chambéry où il me filera, avec sa remorque, à ’Tophe, qui nous emmène à Torino. Didier est jovial et simple. Il a moins peur de dire des conneries, de donner des informations. Leur patron les exploite et fait briller l’argent qu’ils lui font gagner. Un patron ne te respecte que si tu montres des dents? Didier écoute du bon vieux hard-rock des années 70, 80. Quand les montagnes ne permettent plus d’écouter RTL2, il passe, sur mon allusion à la radio préférée de Tony, sur Radio fun. Epouvanté, il éteint tout après cinq minutes, à mon grand soulagement. Trop d’intimité ! Je ne veux point vous entendre jouir, mademoiselle!

Au petit terrain vague où il a rendez-vous avec Tophe, il est 2 heure du mat’. Ils se roulent d’abord un gros pétard et échangent des nouvelles avec sympathie. Chouette ambiance de travail !Tophe est plus jeune et plus fougueux au volant. Fan de voiture, il bombe avec son mastodonte. Nous attendons à l’entrée du tunnel de Fréjus dans une file de camions. La plupart dorment et ne se réveilleront pas quand notre tour de circulation alternée viendra. II faut laisser suffisamment d’espace entre nous et le camion qui nous précède pour ne pas être coincé ! L’air est glacial. Avec sa bénédiction, je m’installe sur sa banquette pour une heure de descente alpine. Il me réveille à 4 heures 30, au grand péage juste avant Torino.

Sur son conseil, j’essaye d’attirer les camions qui ont passé derrière nous le tunnel. Au bout de 15 minutes, j’installe le hamac aux poteaux obliques qui soutiennent un grand panneau indicateur. Je ne suis pas invisible, mais je me balance doucement et rien ne craque ! Le point faible est la tête, qui, plus lourde que les pieds, s’appuie sur la toile et devient vite glacée. Sinon, je réussis à me recroqueviller et à m’endormir. Le jour se lève tôt pour un 10 mars! A 6 heures 30, j’ai peur du soleil qui se lève derrière moi. Il va aveugler les automobilistes, les empêcher de me voir !

Un fumeur m’emmène, très nerveux. Il s’aperçoit vite que je ne comprends pas bien 1’ italien et abandonne la conversation. Il me laisse dans une station service juste avant Milano. Il y fait très froid—80— et les Italiens m’intimident. J’ose à peine boire un chocolat chaud. Mais des sourires chaleureux me réconfortent et Alberto vient à ma rescousse. Il tire juste quelques taffes avec le conducteur d’une autre camionnette avec qui il avait, vraisemblablement, rendez-vous. Il ne se gêne pas de mon faible bagage italien et il fait bien ! Il me bombarde de mots et permet à mon oreille d’en reconnaître, d’en identifier, de m’ immerger dans son courant. Il m’invite à un pot de l’amitié. Moi café, lui, cognac. Il me laisse à l’autre bout de Milano. Là, c’est Kolin qui tient à faire ma connaissance. Roumain, de Cluj, nous pouvons utiliser toutes nos cordes linguistiques pour nous entendre. Le mot en italien ne passe pas? Soldi ?On essaye en anglais, en roumain! Il travaillait tranquille dans une boite de nuit quand il a eu des problèmes avec une mafia. Il travaille, au noir, comme chauffeur, mais je vois à sa mine que sa situation n’est pas fameuse. D’ailleurs, que ceux pour qui tout est facile lèvent le doigt!

Il m’abandonne en pleine chaleur à Brescia, juste à temps pour que Playboy Mauricio ne sorte le grand jeu du fair-play. Cheveux blonds, mi-longs et frisottants sur sa peau bronzée, ses lunettes miroirs brillent au-dessus de sa chemise de capitaine de navire. En fait, il est pilote et a longtemps travaillé dans l’armée. Il a passé un an en Bosnie. Il bosse maintenant à mi-temps dans le civil et passe l’autre moitié à découvrir l’Amérique du sud. Mauricio explore chaque région du nord au sud et s’émerveille devant la générosité et la jovialité des plus démunis. Sac au dos, fanatique back-packer¾l’homme au sac à dos¾, il me guide au nom de la congrégation, ou plutôt, de la constellation que forment les curieux vagabonds! Il me conseille de modifier mon itinéraire, de ne pas aller directement vers Trieste, mais de goûter à Venezia. Je tiens quelques minutes à ma décision. Je ne veux pas me dissiper, rester concentrer sur mon voyage : l’Europe du Sud-Est! Je rechigne aussi à pénétrer dans La Ville des amoureux sans les trois-quarts de ma personnalité affective. Fort de ces raisons, je teste ma volonté. Suivons justement les conseils des personnes rencontrées ! Pour une fois, acceptons une invitation ! Quand je lui fais part de mon changement d’idée. Il m’explique la relation entre Venezia Mestre et Venezia Santa Lucia. Je ne dois pas dormir sur 1’ île où tout est bien trop cher. Je pourrais aussi me nourrir à Mestre, l’avant-ville vénitienne.

J’ai rarement préparé un voyage, mais je pense qu’il ne peut y avoir d’excès de préparation. La réalité sera toujours différente ! Visionner à l’avance, lire, apprendre la langue n’empêcheront pas les autochtones de te faire découvrir leur ville à leur manière. Mais, mais, mais, notre pré-connaissance peut  modifier notre improvisation. Si j’avais appris par cœur le plan de Venezia, je n’aurais pas connu ce trouble et cette honte…

Je grelottais ce matin même par huit degré à Milano et voilà que Venise m’invite accidentellement à montrer mon nez dans son labyrinthe. Une gondole sur rails m’amène à la ferrouiare Venezia Santa Lucia!

Fabuleuse, elle peut y prétendre. Ses ruelles sont un peu étouffantes, mais ses horizons ouverts m’ont transpercé. D’abord la vue depuis le parvis de la gare, qui est la deuxième vision d’ensemble après celle depuis le train, dans le golfe de Venezia. Puis le choc qui terrasse l’imprudent qui s’aventure sur la place Saint Marco sans avoir préparer cette rencontre par une dizaine d’années de méditation solitaire. Et enfin, la liberté de celui qui a traversé le labyrinthe et qui débouche sur l’impasse adriatique ou l’ancienne Mare Venitiae.

Venezia est l’une de ces villes qui ne peuvent décevoir, comme Amsterdam. Notre imagination y est confronté à ses limites visuelles et culturelles. Car nous, qui sommes imprégnés de notre époque, nous nous trouvons, grâce à elle, happer des siècles en arrière.

Que c’est étrange que tout soit vermoulu ! Délabré ! Est-ce la nature ou la culture qui entretient ces moisissures et ces ébranlements? Les éléments ou les hommes ? J’admire les hommes qui ne cèdent pas au culte du « millimètre prés » et du plumeau, et je remercie la nature de combattre inlassablement nos édifices et nos nappes bitumées.

J’étais assez timide avec les Italiens, admiratif devant leur maîtrise de leur merveilleuse langue. Je n’osais leur avouer que j’étais complètement perdu. C’est infantilisant, à la fin ! Et puis, au début, tu te promènes au hasard, et tu rigoles. Ce n’est pas moi qui visiterais Venezia en suivant des flèches ! Car là où devraient se trouver des noms de rue, un petit malin a peint une ou deux indications au dessus de flèches parfois ambiguës : le Rialto, c’est à droite et à gauche ! Moi, chui un voyageur. Un voyageur, ça assume de perdre son orientation ! Ca fait exprès et ça aime ça !On ne me tond pas comme ça, moi ! Puis, au bout de 20 minutes de recherches, à l’intuition, de la Place San Marco, je décide—le traître—de m’en remettre au fléchage.  D’abord intrigué par quelques abruptes changements de direction que j’m’explique par la configuration chaotique du lieu—que voulez-vous organiser avec des canaux, des ruelles moyenâgeuses, des places partout?—il me vient un soupçon caustique : ces flèches ne mènent nulle part ! C’est une farce géante que j’ai encore, moi le grand voyageur, le courage d’apprécier en connaisseur. Je cherche le fameux Rialto et je ne vois rien, pas de palais ou d’hôtel exceptionnel, juste un pont à degrés, assez sympa, où sont agglutinées des échoppes. J’arrive à la place des Doges et je reste bouche bée.. J’oublie que c’est le fléchage qui m’y a conduit, et je décide de repartir vers la gare en maintenant une direction. Je sais du plan de Venezia qu’il est vaguement circulaire. C’est là que je commence a balbutier des pieds, de la tête, qui se décolle à la recherche d’indices. Je retombe sur mes propres traces, je suis des fausses pistes et plus une flèche ! Seulement vers le Rialto et San Marco ! Or je veux l’autre, celle que l’on comprend sans passer par un interprète ; la Ferroviare. Je me garde bien de laisser des sentiments négatifs affleurer ! Venezia est hors d’atteinte. Devant une telle oeuvre commune—Dieu, la nature, les hommes—je suis moralement incapable de sentir mon pied sanguinolent, ma tête qui lancine, et mes bouteilles de vin qui scient mes épaules, l’une après l’autre, a chaque changement. Ce moment, cette ville sont extraordinaire, et je ne veux rien gâcher. Après 30 minutes de tentatives solitaires, je m’en remets à la flèche Rialto. J’y arrive en 15 minutes et m’aperçois que c’est le nom du pont. Je passe sur l’autre rive—étais-je dans un autre monde ? D’ou il est impossible de gagner la Ferroviare ? Seule solution, il ponto di Rialto? Quoiqu’il en soit dans la réalité, le pont me propulsait dans les bras des flèches maintenant adorées. Et je devins leur plus fidèle prosélyte. je ne cachais même plus aux locaux et aux touristes—qui, il faut le reconnaître, jamais n’ont ébaucher la moindre tentative de moquerie—je ne leur cachais plus, donc, la nature de ma foi.   Je cherchais les flèches et je les suivais, le plus docilement possible. Quand l’une d’elle était suivie d’un croisement sans indication, mon cœur s’affolait un peu, mais vite, elles remontraient leurs ailerons si finement esquissés ! Subjectivement, j’ai parcouru la distance Rialto-la Ferroviare en trente minutes. L’homme qui entra dans la Ferroviare ce soir-là contenait un drôle de cocktail émotionnel !

            Venezia incite à se plonger dans son histoire, ses carnavals et ses entreprises conquérantes, de jouer à chat, à “ringolevio” sur son damier !

            « Ringolevio »est peut-être un jeu de gamins. Deux bandes protègent un sanctuaire sur un territoire délimité. Il faut pénétrer sur le sanctuaire de l’autre. Tout est permis. C’est dans l’autobiographie d’un hippie qu’était décrite l’un de ces sauvages cache-cache.

Je ne comprends pas pourquoi j’ai continué à créer mon labyrinthe à moi, le labyrinthe de Mestre, celui où je veux absolument trouver un emplacement d’auto-stoppeurs pour Trieste!

Cette absence apparente de rues axiales ou circulaires et les détours qu’il fallait faire très souvent pour éviter des obstacles invisibles aux yeux du profane m’avaient retourné ! Ces ruelles sombres que la foule enfilait et que je suivais comme des messies, mais qui ne débouchaient que sur un ponton où il fallait posséder un abonnement à gondole ! Etourdi par cette impuissance à me sortir des murs—les seuls horizons de plus de quatre mètres  sont les places, la vue depuis la Ferroviare et les bras de mer—, sans repères directionnels, j’ai été conduit à m’entêter pendant deux heures. L’autoroute, ou une sorte de rocade, était supportée par un viaduc, où la circulation du vendredi soir était trop dense et où l’espace de prise était trop étroit. Je suis parvenu cependant à renoncer. J’ai rebroussé chemin, marché jusqu’à la gare. J’étais prêt à me faire narguer par plus forts que moi, ceux qui ont réussi à quitter Mestre en stop. Que Mercure les emporte !

Quand on rêve, on change d’atmosphère. Quand on dort peu, que l’on a veillé longtemps, on s’est imprégné un peu plus que d’habitude de notre réalité. Un furtif somme provoque alors un choc : le décalage avec la réalité présente plus de contraste que d’habitude. Et les réflexes, au réveil, sont complètement différents. Où sont mes bagages, mes lunettes, quelqu’un m’épie-t-il ?

C’est dans le TenItalia à supplément que j’ai eu ces hallucinations du sommeil oublié. Je m’endormais, instantanément, en fermant les yeux, même assis.

Après 90’ de sommeil statufié, Trieste m’a accueilli « favorablement ». Toujours pas de tziganes égorgeurs. Les piétons désertaient cette grande ville froide aux bâtiments imposants. Pour dormir “en public”, il ne faut pas être exhibo, car on cherche justement un coin discret, mais il faut surmonter des peurs irrationnelles et enfantines. Je réalise qu’il ne s’agit pas de se conditionner pour ne pas avoir peur des loups, mais de se déconditionner de ces mille et une peurs. Il faut un minimum de confiance ou de fatalisme. Sans l’un ou l’autre, on reste terrifié.

Près des douanes, prête à monter sur un ferry pour l’Albanie, une camionnette pick-up truck me propose sa plate-forme pour me protéger du vent. Elle m’offre les étoiles et l’air frais. Et un sol de tôle pas assez poussiéreux pour être moelleux.

Dormir dehors ne rattrape rien, sinon l’argent. Mais l’argent est là pour que je fasse des rencontres ! Je suis en train de négocier avec moi-même le sens de la nuit que je passe.

 

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