1. LE BLOCUS DE LENINGRAD

 

 

J'ai grandi pendant le siège de Léningrad,

Je ne buvais pas, je riais encore moins,

Je regardais brûler les docks Badaiev dans la rade

Je faisais la queue pour un morceau de pain.

 

Courageux citoyens!  Mais que fabriquiez-vous alors,

Alors qu'ici, la ville ne comptait plus ses morts ?

On mangeait du pain de plâtras.

Moi, je prenais pour du tabac

Les mégots mêlés à Dieu sait quoi sur les quais, près du port.

 

De froid, les oiseaux, ne s'envolaient plus.

Les voleurs n'avaient plus rien à se faire.

L'hiver, pour prendre mes parents, des anges sont venus.

Et moi, j'avais peur de tomber à terre.

 

Que d'affamés, folie, de gens souffrant de dystrophie,

Tout le monde mourrait de faim, même le procureur.

Vous, ceux de l'évacuation,

Vous lisiez les informations,

Ecoutiez à la radio “l’agence centrale d’info”

 

Le blocus a duré, a duré trop.

Finalement le peuple a chassé ses ennemis.

Sous l'aile du Christ, tranquillement, on aurait pu vivre tous en repos.

Mais la police ne nous l’a pas permis.

 

Je vous le dirai sans fard: “ Vous qui portez des brassards!

N’essaie pas de sonder le fond de mon cœur !

Ta vie privée, la véridique,

Et celle pas très patriotique,

Les R. G. et les autres les connaissent déjà par coeur. »

 

1961

 

 

 

2. TATOUAGES

 

 

Lui et moi, on ne te partageait pas,

Mais qu’on t'aimait, c'est déjà du passé.

Ton image, je l'ai dans mon âme, Valia.

Alexis, sur la poitrine, se l'est tatouée.

 

Pour nos adieux, sur le quai de gare, je t'ai promis

Jusqu’à la tombe de ne jamais t’oublier.

Je t'ai dit : "Je penserai à toi toute ma vie".

"Moi encore plus », Alexis ajoutait.

 

Dis maintenant qui, de nous deux, a le pire des sorts.

Qui, de nous deux, souffre la plus grande douleur ?

Alexis a ton profil sur le dehors,

Moi, j'ai l'âme gravée de l'intérieur.

 

Quand j’ai si mal au cœur que j’irais au supplice,

- Que mes mots n’aillent surtout pas t’offenser -

Je demande d'ôter sa chemise à Alexis,

Et je te regarde, je passe des heures à te contempler.

 

Heureusement, j'ai un ami qui m'est fidèle.

En artiste, il a combattu mon malheur :

Il a pris ton image comme modèle

Et il l’a tatouée près de mon cœur.

 

Dire du mal des amis, c'est désagréable.

Mais, j'avoue, tu m'es plus proche par ce dessin

Parce que mon ou plutôt ton tatouage

Est plus joli et bien meilleur que le sien.

 

1961

 

 

 

3. AVENUE KARETNY

à Levon Kotcharian

 

 

Où sont-ils, tes dix-sept ans ?

Sur la grande Karetny.

Où sont tes dix-sept tourments ?

Sur la grande Karetny.

Où as-tu mis ton soufflant ?

Sur la grande Karetny.

Où n'es-tu plus maintenant ?

Sur la grande Karetny.

 

T’en souvient-il, ami, de cette maison ?

Non, tu ne peux l’oublier, certes, non !

Je dirai que c’est vivre la moitié de sa vie

Si l’on n’a pas été sur la grande Karetny .

Et comment….

 

Où sont-ils, tes dix-sept ans ?

Sur la grande Karetny.

Où sont tes dix-sept tourments ?

Sur la grande Karetny.

Où as-tu mis ton soufflant ?

Sur la grande Karetny.

Où n'es-tu plus maintenant ?

Sur la grande Karetny.

 

Elle a changé de nom, maintenant

Tout est moderne, là-bas, et pourtant

Quel que soit l'endroit où se traîne ta vie

Un jour, tu passeras par la grande Karetny

Et comment….

 

Où sont-ils, tes dix-sept ans ?

Sur la grande Karetny.

Où sont tes dix-sept tourments ?

Sur la grande Karetny.

Où as-tu mis ton soufflant ?

Sur la grande Karetny.

Où n'es-tu plus maintenant ?

Sur la grande Karetny.

 

1962

 

 

 

4. CONTE

 

 

Dans la steppe, il y a un caillou

Et de l'eau qui coule dessous

Sur ce rocher,

On lit ces mots gravés :

"Celui qui à droite ira

Rien du tout ne trouvera

Celui qui ira tout droit

Nulle part n'arrivera

Celui qui à gauche ira

Rien du tout ne comprendra

Et pour des clous ... périra"

 

Ils sont là, devant le rocher,

Sans chevaux et sans épée,

Se demandant : "faut-il y aller ou pas ?"

Le premier qui était méchant

A droite a fichu le camp,

Est parti solitairement,

N'a rien vu d'intéressant,

Ni hameau, ni emplacement,

Est revenu, par conséquent.

 

"Il n’y a pas de chemin tout droit

Nulle part, on n'arrivera"

Le second ne croit pas la prédiction.

Il a relevé son trois-quarts,

Partit tout droit sans histoires,

Se retrouva en retard

Ou en avance, va savoir.

Il est arrivé nulle part

Alors, il se mit à boire,

Revenu au point de départ.

 

Le troisième était benêt

Et rien du tout ne savait

Et sur la gauche,

Il est parti sans crainte.

Va savoir si le temps passa.

Aucune douleur n'endura,

But, s'amusa, rigola,

Jamais ne se fatigua,

Rien du tout il ne pigea,

Traversa comme ça sa vie

Et jamais, voilà, ne périt.

 

1960

 

 

 

5. LES CORDES D'ARGENT

 

 

Je serre ma guitare contre moi, les murs, écartez-vous !

La Fortune me fut contraire, je n’aurai de liberté, ma vie durant.

Tranchez-moi donc les veines, tranchez-moi donc le cou,

Seulement, ne coupez pas

Mes cordes, mes cordes

D'argent !

 

Je m'enfouis dans la terre, je pourris solitaire.

Qui de ma jeunesse se montrera compatissant ?

On rampe dans mon âme, on la coupe en lanières.

Pourvu qu'on ne coupe pas

Mes cordes, mes cordes

D'argent !

 

Emportant ma guitare, ils m'ont pris la liberté.

Je me suis effondré, je criais : «Bande de salauds, de truands !

Noyez-moi, écrasez-moi dans la boue à coups de pied,

Seulement, ne coupez pas

Mes cordes, mes cordes

D'argent !»

 

Qu’est-ce que c’est que ça,  les gars ? Je ne verrai plus jamais

Ni les nuits sans lune*, ni les petits matins blancs ?

Ils ont gâché mon âme, ma vie, m'ont privé de liberté,

Maintenant, ils ont brisé

Mes cordes, mes cordes

D'argent !

 

1962

 

* nuits sans lune ( car les cellules restent allumées la nuit)

 

 

 

6. L'ANTISEMITE

 

 

Pourquoi passer pour un bandit, un voyou ?

Antisémite, c’est bien mieux après tout.

Car, de leur côté, bien que, de loi, il n’y en ait pas,

Ils sont des millions d’enthousiastes comme moi.

 

Il faut que je sache qui doit être frappé,

Il faut que je sache, un Sémite, qu’est-ce que c'est ?

Tantôt, c'est des gens qui sont dignes d'honneur,

Tantôt, à cause d'eux, il m'arrivera malheur.

 

Un pote, pilier de bistrot, mon prof du moment

Me dit que les Sémites, c'est des Juifs tout bonnement !

J’ai de la chance, les copains, je n’ai pas à me plaindre !

Je suis tranquille à présent. Qu’est-ce que j’ai à craindre ?

 

Jusqu’à aujourd’hui, moi, eh bien, disons,

J’avais pour Einstein de la vénération.

Les gens m’excuseront si je demande sans vergogne :

Où dois-je alors ranger Abraham Lincoln ?

 

Parmi eux, il y a Kapler, une victime de Staline,

Parmi eux, le grand, l'immense Charlie Chaplin,

L’ami Rabinovitch, les victimes du fascisme,

Sans oublier le père-fondateur du marxisme.

 

Après un casse, mon ivrogne m'a raconté

Qu'ils buvaient le sang des chrétiens, des bébés.

Et, dans un bistrot, des gars disaient entre eux

Qu'il y a bien longtemps, ils avaient crucifié Dieu.

 

Il leur faut du sang. Un jour de colère,

Aux éléphants du zoo, ils ont fait des misères.

Ils ont pris au peuple, c’est une chose que je sais,

Tout le blé de la récolte de l'année passée.

 

De Koursk à Kazan, le long du chemin de fer,

Ils vivent comme des dieux dans des datchas de rêve.

Je suis prêt à tout, à la violence, la piraterie

Et je frappe les Youpins pour sauver la Russie.

 

1963

 

 

 

7. LE BAL MASQUE

 

 

Dans notre équipe, aujourd'hui, au boulot,

On annonça un bal masqué rigolo.

Ils ont donné des masques de levrauts,

D'éléphants et aussi de poivrots,

Et tout ça, paraît-il, se passera au zoo.

 

"Pourquoi faut-il toujours se déguiser ?

Pour l'amour du Ciel, dis-moi, ma beauté".

Elle m'a répondu : "Habille-toi".

Moi, je lui ai dit : "Pas devant toi"

Et elle : "Comme toujours, tu seras le dernier".

 

"J'ai une robe à Nadia, qu'elle a dit,

Maintenant, je vais être comme Marina Vlady !

Et je passerai, tant bien que mal,

Tout mon repos dominical

Avec ta gueule d’ivrogne, certes, mais en habit."

 

Pourquoi ai-je fait le repassage, ai-je sué ?

Au parc zoologique, on m’a attrapé.

Alors, Colas, le chef d’équipe

M'a donné un masque d’alcoolique.

Et les copains, à boire m’ont invité.

 

De nouveau au zoo, je suis reparti.

Je vois deux femmes, deux Marina Vlady,

Grimées en animaux, les dames,

Avec deux hippopotames.

Aux aguets, je suis devenu un fauve, moi aussi.

 

Au petit matin, à l'équipe, on a donné

La prime et ils ont dit qu'au bal masqué

J'avais joué avec brio

Pas seulement le rôle d'un alcoolo.

Chez les hippopotames aussi, j’aurais fait le guet !

 

1963

 

 

 

8. LETTRE DES OUVRIERS DE TAMBOV

Lettre des ouvriers d'une usine de Tambov aux dirigeants chinois

 

 

Le temps, chez vous, est à l'orage, en Chine

Mais, à Tambov, c’est la pause pour fumer.

On vous écrit ce billet de l'usine,

A vous, amateurs d’aventures risquées.

 

En ne signant pas les accords, c’est un fait,

A tous les peuples, vous en faites voir de drôles.

Vous démontrez, en falsifiant les faits,

Que vous préférez le général De Gaulle.

 

Chaque jour nous est précieux, vital et, en outre,

Mais à moins que notre mémoire ne défaille,

C'est bien vous qui avez inventé la poudre,

Et qui avez construit la Grande Muraille.

 

On sait que vous êtes un peu nombreux là-haut,

Que trois cents millions de morts ne vous effraient pas

Mais on est convaincu que le camarade Mao

N'a pas lui même très envie du trépas.

 

Quand vous n'aviez que de l'eau à mettre dans votre riz,

On a fait preuve d'internationalisme,

Quand vous mangiez le pain qui venait d'ici,

Vous ne parliez pas alors d'opportunisme.

 

Si vous craignez qu’à Bonn, il y ait des revanchards,

Que Washington vous cherche des embêtements,

Khrouchtchev l'a dit à l’ONU, sans retard :

Nous, aussitôt, on montrerait les dents.

 

Vous n'avez pas besoin d'obus, ni de bombes,

Et, croyez-nous, n'allumez pas la guerre.

On répondrait, si besoin nous incombe,

Par une réponse thermonucléaire.

 

Si vous souffrez du prurit de l’oisiveté,

Il vous reste suffisamment de boulot,

Tuez les mouches, baissez la natalité,

Ou encore, exterminez vos moineaux.

 

De nos affaires, cessez donc de vous mêler,

On sait nous-mêmes où, chez nous, le bât blesse,

Notre Comité Central l’a dit par courrier,

Nous approuvons la ligne qu’il professe.

 

1963

 

 

 

10. LE CODE PENAL

 

 

On se moque bien de l'intrigue ou du thème :

On sait d'avance ce qu'il y a au final.

Le seul livre sur terre, le seul que j'aime,

Ça reste le code de procédure pénale.

 

Quand ça va pas, quand l'insomnie fait rage,

Que je me fais peur à cause de la gueule de bois,

J'ouvre le code à n'importe quelle page,

Et puis, je lis jusqu'au bout, je n’arrête pas.

 

Je ne donnais pas de conseils aux camarades.

Pour eux, c’est à l'honneur le vol, l’agression.

Mais je viens de lire au sujet de leurs salades :

Pas moins de trois ans et dix, c’est un plafond.

 

Ces simples lignes, pensez-y, valent les romans,

De tous les temps et de tous les pays !

Les baraquements aussi longs qu'un jugement,

Les cartes, les rixes, mensonges et tyrannies.

 

Ah ! ne pas voir pendant cent ans ces lignes,

Derrière chacune, il y a le destin d'un lascar

Et je suis heureux quand la peine est bénigne.

En voilà un, après tout, qui est veinard.

 

J'ai le cœur qui bat comme un oiseau blessé

Quand je commence l'article qui parle de moi.

Le sang aux tempes n'arrête pas de cogner

Comme les flics quand ils viendront pour moi.

 

1964

 

 

 

11. LES ETOILES FILANTES

Chanson du film "Je suis natif de l'enfance"

 

 

Non, ce combat, je ne l'oublierai jamais,

Dans l'air, la mort flottait.

Comme une averse, du firmament muet

Les étoiles tombaient.

 

Une autre vient de tomber et j'ai souhaité

Sortir du combat valide,

Si bien que ma vie, je l'ai rapidement liée

A cette étoile stupide.

 

On nous a dit : "Cette butte, il faut l'enlever,

N'épargnez pas le plomb !"

Si bien que la seconde étoile a roulé

Droit sur nos galons.

 

Je me suis dit : "Le malheur est passé

Je m'en suis sorti par bonheur."

Une étoile perdue du ciel est tombée

Au fond de mon cœur.

 

Comme les poissons des étangs, il y en a

Assez pour tous sur le céleste dôme.

Si je n’étais mort, je marcherais dans ce cas

Avec l’étoile jaune. *

 

A mon enfant, je l'aurais bien donnée

Simplement pour mémoire.

Perdue au ciel, l'étoile reste accrochée,

Elle ignore où choir.

 

1964

 

* Il s’agit de médailles militaires.

 

 

 

12. L'HOPITAL

 

 

Rue de l'Arbat, je vivais bien sage

Avec ma mère et mon papa.

Maintenant, je suis dans des bandages

Au lazaret sur le grabat.

 

A quoi bon la gloire, les gens dehors,

Tout comme l’infirmière Klava !

Mon voisin de droite est mort.

Celui de gauche toujours pas.

 

Et dans son délire une fois,

Mon voisin de gauche me dit :

"Ecoute-moi donc un peu, mon gars,

Tu n'as plus de jambe. Elle est partie."

 

"Quoi ? Les gars, mais ce n'est pas vrai ?"

Il plaisantait, pas d'erreur.

"On coupera juste les doigts de pied",

Qu'il avait dit, le docteur.

 

Mon voisin de gauche, il riait

Il ne faisait que des plaisanteries.

Mais c'est de ma jambe qu'il causait

Quand il délirait la nuit.

 

Il se moquait : "Tu ne te lèveras pas,

Ta femme, tu ne la verras plus.

Essaye de regarder sous le drap

Comment que tu es devenu"

 

Je descendrais de mon lit,

Si je n'étais pas estropié,

Je lui ferais passer l’envie

De rire au voisin d’à côté.

 

Mon infirmière, je l'ai suppliée

De me montrer comment j'étais.

Si mon voisin de droite vivait,

La vérité, il me la dirait.

 

1964

 

 

 

13. LES CIMETIERES MILITAIRES

Chanson du film " je suis natif de l'enfance"

 

 

Jamais on ne dresse de croix

Aux cimetières militaires,

Les veuves ne viennent pas

Y sangloter,

Mais on dépose toujours

Des bouquets de primevères

Et la flamme, toujours,

Est allumée.

 

Sous les obus, la terre

Se cabrait vers le ciel

Et elle s'est tue

Sous le poids du granit.

Ici, pas le moindre

Destin personnel,

Il n’y en a qu'un

Le même pour tous, unique.

 

Dans la flamme du souvenir,

On voit l'incendie des tanks

Et les incendies

Ravager les isbas,

L'incendie de Smolensk,

L'incendie du Reichstag

Et l'incendie dans le cœur

Du soldat.

 

Pas de veuves éplorées

Aux cimetières militaires,

Ceux qui viennent ici

Sont gens plus mâles.

Jamais on ne dresse de croix

Aux cimetières militaires,

Mais croyez-vous que ça fait

Moins mal ?

 

1965

 

 

14. SE COUCHER AU FOND

 

 

J'en ai ras la gorge, j'en ai ras le menton,

Même des chansons, je commence à fatiguer.

Comme un sous-marin, ah, se coucher au fond

Pour éviter de se faire repérer.

 

Un ami m’a donné de la vodka dans une tasse.        

Un ami me dit que ça va passer.

Il m'a présenté une fille du nom de Grâce * :

"La grâce t'aidera, la vodka va te sauver".

 

Ni  vodka, ni grâce ne m’ont aidé, c’est bon

De l’une une gueule de bois, de l’autre qu’en tirer ?

Comme un sous-marin, ah, se coucher au fond

Pour éviter de se faire repérer

 

J'en ai ras la gorge, j'en ai ras le menton,

Oh, j'en ai assez de chanter, de jouer.

Comme un sous-marin, ah, se coucher au fond

Et ne pas donner ses coordonnées.

 

1965

 

* Littéralement: Véra (la foi)

 

 

 

15. DONNEZ DE LA VIANDE AUX CHIENS

 

 

Donnez de la viande aux chiens de race       

Et comme ça, ils se battront,

Donnez aux ivrognes du kvas

Et peut-être ils arrêteront.

Pour que ne s’engraissent pas les freux,

Dressez  plus d'épouvantails,

Pour que s'aiment les amoureux,

Donnez-leur un coin idéal.

 

En terre, jetez de la semence,

Peut-être poussera le blé.

D'accord, j’aurai de l’obéissance,

Donnez-moi la liberté !

Aux chiens, la viande, on la donne,

Mais les chiens ne se sont pas battus.

On donne de la vodka aux ivrognes

Mais ils n'en ont pas voulu.

 

On a fait peur aux corbeaux

Mais ils ne veulent pas s’enfuir.

On a marié les coeurs

Ils ne pensent qu’à se désunir.

On a arrosé la terre,

Il n’y a pas d’épis, mystère.

On me donne la liberté,

Que vais-je pouvoir en faire ?

 

1965

 

 

 

16. LES FLEURS DU NO MAN'S LAND

 

 

Juste à la frontière Turquie-Pakistan

Il y a une bande neutre. A droite, quand on regarde,

Il y a nos gardes-frontières avec notre commandant,

Sur la gauche, dans le bosquet, il y a leurs postes de garde.

 

Les fleurs qu'on trouve dans le no man's land sont belles

D'une beauté exceptionnelle.

 

La fiancée du commandant a décidé de rappliquer

Pour vivre avec lui  et dit : "chéri, et caetera".

"Il faut offrir un bouquet au moins à la fiancée

Que sont des noces sans fleurs ? Une beuverie, rien que ça !"

 

Les fleurs qu'on trouve dans le no man's land sont belles

D'une beauté exceptionnelle.

 

Une donzelle de l'autre côté a eu la même lubie.

Vers l'autre galonné, rappliqua elle aussi.

Elle aussi, elle a dit, mais en turc : "mon chéri

On va faire la noce, se prendre un peu de répit."

 

Les fleurs qu'on trouve dans le no man's land sont belles

D'une beauté exceptionnelle.

 

Nos gardes-frontières font preuve de crânerie.

Trois partent en mission. Parmi eux, le commandant.

Comment savoir alors que ceux d'en face aussi

Avaient choisi cette nuit pour trouver un présent ?…

 

Les fleurs qu'on trouve dans le no man's land sont belles

D'une beauté exceptionnelle.

 

Le commandant est saoul, enivré par les fleurs.

Est aussi ivre-mort leur commandant à eux,

En faisant "Oh !" en turc, il tombe dans les fleurs.

Le commandant s'écroule en braillant : "Nom de Dieu !"

 

Les fleurs qu'on trouve dans le no man's land sont belles

D'une beauté exceptionnelle.

 

Le commandant somnole, dans son rêve, il s’avère

Que la frontière est ouverte comme les portes du Kremlin.

Il s’en fiche comme de sa chemise de cette frontière étrangère.

Sur la terre de personne, il veut faire son chemin.

Mais ce n’est pas autorisé !

Pourquoi ? La Terre, c’est un fait,

Observe la neutralité !

 

Les fleurs qu'on trouve dans le no man's land sont belles

D'une beauté exceptionnelle.

 

1965

 

 

 

17.  L'ADIEU AUX MONTAGNES

Chanson du film "Verticale"

 

 

Nous revenons toujours vers la ville et son bruit,

Vers le flot des voitures. On ne sait où aller !

Et nous redescendons de ces sommets conquis

En y abandonnant notre coeur sur les crêts !

 

Arrêtez là ces inutiles querelles !

A moi-même, je me suis tout prouvé :

La plus belle des montagnes ne peut être que celle

Sur laquelle on n’est pas encore allé.

 

S’il ne suit l’élan de son coeur, qui sera parti ?

Dans le malheur, qui veut demeurer solitaire ?

Mais nous redescendons de ces sommets conquis.

Que faire ? Les Dieux eux-mêmes sont descendus sur Terre.

 

Arrêtez là ces inutiles querelles !

A moi-même, je me suis tout prouvé :

La plus belle des montagnes ne peut être que celle

Sur laquelle on n’est pas encore allé.

 

Que de mots, que d'espoirs, que de chants, que de sujets

Eveillent en nous les cimes qui demandent qu'on reste.

Mais nous redescendons, pour un an, pour jamais,

Parce qu’il faut qu’en bas nous revenions sans cesse.

 

Arrêtez là ces inutiles querelles !

A moi-même, je me suis tout prouvé :

La plus belle des montagnes ne peut être que celle

Sur laquelle personne n’est encore allé !.

 

1966

 

 

 

18. L'AMI

Chanson du film « Verticale »

        

 

Si de lui tu ne sais rien

De rien,

Ni qui c'est, ennemi,

Ami ?

Si tu ne comprends pas

S'il est très bien ou pas,

Vers les cimes, prends ton gars

Par là,

Ne le laisse pas sur le seuil,

Tout seul,

Encorde-le comme un frère

Derrière :

Vois à qui tu as affaire.

        

Dans les montagnes s'il fait

Pitié,

S'il mollit et redescend,

Tremblant,

Si un pas sur le glacier

Loupé

Le fait abandonner :

C'est que ce gars-là n'est pas

Pour toi.

Tu peux lui dire adieu,

Chasse-le.

Ces types-là ne valent rien de bon,

Passons,

Pour eux, pas de chansons.

        

S'il n'a pas pleuré, ni

Gémi,

Même si c'est de mauvais gré

Qu'il ait

Avancé mais quand tu es

Tombé,

S'il a bien résisté.

Si c'est comme au combat

Qu'il va,

Si l'ivresse des sommets

Lui plaît,

Comme sur toi-même, je te le dis

Mais oui :

Tu peux compter sur lui.

 

1966

 

 

 

19. LA BETE

 

 

Dans ce royaume où la vie était paisible,

Il n’y avait ni guerre, ni tornade, ni fléau,

Apparut un sanglier énorme, nuisible,

Sorte de buffle, d’auroch, de taureau.

 

Le roi, lui, dyspepsique, asthmatique,

N’inspirait de grande peur qu’en toussant,

Pendant que le monstre apocalyptique

Mangeait ou enlevait les habitants.

 

Et le roi de publier trois édits :

"Il faut tuer cette tarasque en vitesse !

Celui qui osera faire ceci, pour ceci,

Epousera en justes noces la princesse."

 

Or, dans ce royaume désespéré

Où l'on s’esquive dès qu'on entre dans la place,

Vivait, triste, en hussard, sans s’inquiéter,

Un archer brave mais tombé en disgrâce.

 

Gens et fourrures allongés à terre,

On buvait de l'hydromel, on chantait,

Quand dans la cour, les hérauts annoncèrent

De prendre l'archer et de le traîner au palais.

 

Entre deux toux, le roi dit : "Mon garçon,

Je ne veux pas t'apprendre la politesse,

Mais si demain, tu vainquais le dragon,

Tu épouseras en justes noces la princesse."

 

L'archer dit : "Quel beau cadeau que voilà !

Je préfère un tonneau de vin de tes chais.

La princesse, même gratis, je n'en veux pas,

Ton dragon, même sans ça, je la vainquirai *."

 

"Tu la prendras, dit le roi, point final.

Ou, en moins de deux, je te mets en prison,

C'est quand même une fille de lignée royale !".

L'autre lui dit : " Tu peux me tuer, mais je dis non !".

 

Et pendant que tous les deux se disputaient,

La bête avait presque mangé femmes et bestiaux.

Il se baladait aux portes du palais,

Ce fabuleux auroch du genre taureau.

 

Ainsi, rien à faire, son vin, il le gagna,

Vainquit le monstre et s’échappa de la place

En humiliant la princesse et son roi,

Cet archer brave, mais tombé en disgrâce.

 

1966

 

*  La première personne du singulier du verbe russe n’existe pas.

 

 

 

20. LES FILES D'ATTENTE

 

 

Et les gens de maugréer et de maugréer,

Et les gens, ils veulent la justice ici-bas.

Vrai, nous étions dans la queue les premiers

Et ceux qui sont derrière, ils mangent déjà.

 

Voilà qu'on leur explique pour tenter de les calmer :

"Nous vous prions, veuillez partir, chers amis !

Ceux qui mangent, ce sont des étrangers.

Et vous, sauf votre respect, vous êtes qui ?"

 

Et les gens de rouspéter et de rouspéter,

Sans nul doute, ils veulent la justice ici-bas.

Vrai, nous étions dans la queue les premiers

Et ceux qui sont derrière, ils mangent déjà.

 

A nouveau, le chef de rang de leur expliquer :

"Je vous en prie, partez, mes chers amis !

Ceux qui mangent, ce sont des délégués

Et vous, sauf votre respect, vous êtes qui ?"

 

Et les gens de ronchonner et de ronchonner

Et les gens, ils veulent la justice ici-bas.

(Non, mais dites donc, bon sang, ce n'est pas vrai, ça, c'est un monde !)

Vrai, nous étions dans la queue les premiers

Et ceux qui sont derrière, ils mangent déjà.

 

1966

 

 

 

21. MA GUITARE

 

 

Un musicien m'a longuement expliqué

Que la guitare aurait vécu sa vie,

Remplacée qu'elle est maintenant par le synthé,

L'électropiano et l’électroscie.

 

Ma guitare, c’est ainsi

Ne veut pas d’aphasie :

Elle chante la lune au firmament,

Comme lorsque j'étais

Encore tout jeunet,

Grâce à ses sept cordes d'argent.

 

Hier sur le boulevard, il y a quelqu'un qui chantait

D'une voix assurée, la voix était belle…

Mais, me semble-t-il, la guitare s'ennuyait

De devoir sonner sous cette voix trop formelle.

 

Ma guitare, c’est ainsi

Ne veut pas d’aphasie :

Elle chante la lune au firmament

Comme lorsque j'étais

Encore tout jeunet

Grâce à ses sept cordes d'argent.

 

L'électropiano, ce n’est pas bien sûr pour moi.

D'autres arriveront avec d'autres mélopées.

Ma guitare et moi, nous ne partirons pas

Vers une retraite, aussi méprisée que méritée.

 

Ma guitare, c’est ainsi

Ne veut pas d’aphasie :

Elle chante la lune au firmament

Comme lorsque j'étais

Encore tout jeunet

Grâce à ses sept cordes d'argent.

 

1966

 

 

 

22. UNE RENCONTRE

 

 

Au restaurant, de guingois, dans leur cadre terne,

 "Les trois ours" * et "Le preux blessé" * aux murs.

A une table, seul dans un coin, un capitaine.

"Vous permettez" et lui : "tu peux, c'est sûr".

 

"Prends-en une" - "Des Kazbeks, je n'en fume pas, merci"

-"Bon, bois un coup, va donc te chercher un verre,

En attendant le repas, bois que je te dis,

A ta santé". - "Pour ça, faut pas s'en faire"

 

"Hum, eh bien quoi" dit le capitaine un peu gai,

"Ah, ben, tu la siffles facile, la vodka,

Mais as-tu vu de près une mitrailleuse, un blindé

Ou, disons, fait une percée une seule fois ?

 

En quarante-trois, à Koursk **, adjudant, moi, que j'étais

Derrière moi, si t'avais vu ça…

C'est qu'il y en avait derrière mon dos, vrai,

Tout ça pour que tu vives bien, mon petit gars !" 

 

Il jurait et buvait, questionnait sur mon père.

Il hurlait, les yeux absents, fixant le plat :

"J'ai donné la moitié de ma vie pour toi, vipère,

Et toi, tu brûles la tienne, espèce de Judas !

 

Faudrait te donner un fusil ? T’envoyer à la guerre ?

Et tu bois avec moi, sacré bon sang !"

J'étais comme à Koursk dans la tranchée militaire,

Là où le capitaine était adjudant.

 

Il buvait, s’enivrait. Je le suivais sans peine.

Seulement, à la fin de la discussion,

Je l'ai vexé, je lui ai dit tout de go : "Capitaine,

Tu ne seras jamais colonel, oh, ça, non !"

 

1966

 

*  tableaux célèbres respectivement de Chichkine et Vasnetsov.

**  la plus importante bataille de chars de l'Histoire.

 

 

 

23. JE REVIENDRAI

 

 

Les navires mouilleront puis appareilleront

Mais ils nous reviendront à travers le gros temps.

Je réapparaitrai quand six mois s'écouleront.

Pour repartir bientôt

Pour repartir bientôt, encore six mois.

 

Ils reviennent tous, bien sûr, sauf les amis sincères,

Sauf les femmes fidèles, sauf les femmes qu'on adore,

Ils reviennent tous, bien sûr, sauf les plus nécessaires

Je ne crois pas au destin,

Je ne crois pas au destin, et, en moi, moins encore.

 

Mais j'ai envie de croire qu'il n'en va pas ainsi,

Que brûler ses vaisseaux sera vite démodé

Je reviendrai chargé de rêves et d’amis.

Bien sûr, je chanterai,

Bien sûr, je chanterai, six mois ne seront pas passés.

 

1966

 

 

 

 

24. LE VERGLAS

 

 

Du verglas sur la terre, du verglas.

Les douze mois, dans le froid, les douze mois.

Il n’y aurait ni été, ni printemps,

La terre revêtue d’un enduit glissant.

Sur la glace, dérapant, on s’abat.

Du verglas sur la terre, du verglas.

Les douze mois, dans le froid, les douze mois.

 

Si on survole la planète, même dans ce cas,

Celui-ci, celui-là, peu importe,

Sans toucher même le sol s’abattra,

Du verglas sur la terre, du verglas,

Et on le piétinera à coups de bottes.

 

Du verglas sur la terre, du verglas.

Les douze mois, dans le froid, les douze mois.

Il n’y aurait ni été, ni printemps,

La terre revêtue d’un enduit glissant.

Sur la glace, dérapant, on s’abat.

Du verglas sur la terre, du verglas.

Les douze mois, dans le froid, les douze mois.

 

Et bien qu’en surface, ce soit le verglas,

Ça ne ressemble pas à une immense patinoire.

Seul, le fauve sans tomber se déplacera.

Le verglas ! Et le bipède se relèvera

A quatre pattes aussi sur ce miroir.

 

Du verglas sur la terre, du verglas.

Les douze mois, dans le froid, les douze mois.

Il n’y aurait ni été, ni printemps,

La terre revêtue d’un enduit glissant.

Sur la glace, dérapant, on s’abat.

Du verglas sur la terre, du verglas.

Les douze mois, dans le froid, les douze mois...

 

1966

 

 

 

 

25. VERS LES CIMES

Chanson des films "Explosion blanche" et "Le vent de l'espoir"

 

 

Enfin, mes mains ne tremblent plus

Maintenant, le sommet !

Enfin, ma peur a disparu

A tout jamais,

De s'arrêter, il n'est de raison,

J'avance, je glisse...

Car, dans le monde, il n'est de mont

Que prendre, on ne puisse.

 

Parmi les sentes inexplorées,

Mon choix est clair !

Et des frontières à transgresser,

J'en ai une, derrière !

Les noms de ceux qui sont tombés

Les neiges les cèlent...

Parmi les voies non empruntées,

La mienne, c'est elle.

 

De l'éclat bleuté des glaciers

Le crêt s'est laqué.

Et la trace des pas est gardée

Par le rocher.

Au-dessus des têtes, mes rêves, je les

Regarde d'en-haut.

Je crois à la pureté sacrée

Des neiges, des mots !

 

Et que passe l'eau sous les ponts

Je n'oublierai pas

Que j'ai pu tuer mes hésitations

Ici, en moi.

Ce jour-là, l'eau me murmurait :

"Bonne chance, à vie !"

Ce jour, quel jour alors c'était ?

Oui ... mercredi.

 

1966

 

 

 

26. LES CIGOGNES

Chanson du film "Guerre sous les toits"

 

 

Le ciel, ce jour-là,

Etait clair,

Maintenant, on y a

Le fracas du fer.

Sur notre terre en armes,

Un bruit sourd,

Dans leur résine, les arbres

Ont le cœur lourd.

 

Fumée et cendres forment comme des croix.

Plus de nids de cigognes sur les toits.

 

Epis lourds, couleur d'ambre,

A-t-on le temps ?

Non, on a semé, il semble

Pour du vent.

Le ciel rouge et or, est-ce, dis,

Un mirage ?

C'est, au loin, l'incendie

Qui fait rage.

 

Tous se sont enfuis par monts et par vaux.

Plus d’oiseaux, plus de chansons, que des corbeaux.

 

Les arbres couverts de poussière :

L’automne déjà.

Ceux qui chantaient naguère

Restent cois.

L'amour, pour nous à présent,

Balivernes !

Ce qu'il nous faut plus sûrement,

C'est la haine.

 

Fumée et cendres forment comme des croix.

Plus de nids de cigognes sur les toits.

 

La forêt pleine de vie,

Bruissements,

L'eau, la terre aussi,

Gémissements.

Et les miracles se font

Nécessaires :

Le bois gémit sa chanson

D'avant-guerre.

 

Du malheur, c'est l'exode vers l'orient.

Plus d'oiseaux, plus de cigognes sur nos champs.

 

L’air retient les bruits

Pareillement,

Saturé de cliquetis,

De grondements.

Le bruit sec des sabots

C’est un brouhaha,

Même si tu cries tes mots

On ne t’entend pas.

 

Tous ont fui le désastre par milliers,

Les cigognes ne viendront plus cette année.

 

1967

 

 

 

27. LETTRE A LA FOIRE AGRICOLE

Lettre d'une femme à son mari parti à l'exposition agricole

 

 

Bonjour Colas, mon chéri, mon homme affectionné,

Je mets la main à la plume pour te dire mon amour,

Tu vas rentrer affairé, tout endimanché,

Au soviet, tu vas courir, sans me dire bonjour.

 

A ton départ, je pleurais, les voisines sont accourues

"Cette séparation, qu'elles disent, elle ne supportera pas"

Je m'ennuyais tellement de toi, qu'elles m'ont secourue,

Bien que des raisons de m'occuper, ça ne manque pas.

 

Tiens, le Paulot, ton ami fidèle, il est venu,

J'ai bien failli lui céder, j'en  tremble même encore

Ça fait trois jours, rends-toi compte, qu'il ne dessaoule plus.

Avant de faire sa demande, fallait qu'il se rende fort.

 

On dit que t'aurais reçu une prime phénoménale.

Boris, notre taureau, serait le champion.

Je suis un peu jalouse de ce méchant animal,

Et, plus que lui, je t'aime d'un amour profond.

 

Tu m'es apparu en rêve, ivre, malade et morose.

Si tu as une idée en tête, ne te torture pas.

J'étais avec l'agronome, va pas croire des choses,

On a parlé toute une heure et seulement de toi.

 

Moi encore, ça va, mais toi, j'ai peur que tu n'ailles mal.

L'autre jour, une grosse légume est venue en taxi.

"Il y a plein de débauche, qu'il dit, dans la capitale

Même que les femmes, il  y en a plus que de gars", qu'il dit.

 

Ecoute, Colas, ne bois pas, attends d'être ici,

A la maison, prendre des cuites, je te jure, tu pourras,

Et même l'agronome, crois-moi, je n'ai pas besoin de lui,

Bien qu'il soit très cultivé, tout le contraire de toi.

 

Il y a des trous dans le toit de la grange et il pleut à torrents,

Sans toi, c'est au-dessus de mes forces, avec toi, je suis bien,

Même si tu ne vaux pas grand-chose, reviens vite, je t'attends,

Ecris-moi ce qu'on peut trouver dans les magasins.

 

1967

 

 

 

28. LETTRE DE LA FOIRE AGRICOLE

 

 

Pas la peine de parler d'amour, je ne crois plus ta musique,

J'en ai jusque là, tu sais, de tous tes refrains,

Ecoute donc plutôt, ici, il y a du synthétique.

Si tu veux, je t'achèterai quelque chose de bien.

 

Pour le moment, je n’ai pas bu un seul verre de gnôle,

Je ne mange pas, même de la soupe, l’argent, je le place

Parce que je veux t'acheter une belle camisole,

Parce que je suis amoureux de toi, ma bécasse !

 

Je suis allé au ballet voir des moujiks toucher

Des gamines en chaussons blancs, il y avait du choix.

Quand je t'écris, j'ai les yeux qui n'arrêtent pas de pleurer.

Ne te laisse donc pas séduire, ma papatte à moi.

 

Notre taureau reproducteur est l'un des tout premiers.

Au début, ils ont hurlé que c’était un déchet.

Après, ils se sont repris. Le prix, ils l'ont donné.

Allongé, couvert de médailles, il ressemble à un paquet.

 

Au président du kolkhoze, dis-lui qu'il recouvre

Mon isba dès maintenant, ou tout va moisir

Sinon, ses génisses à lui, pas de danger que je les couvre

Avec mon beau recordman, il peut toujours courir.

 

Qu'ils réparent bien notre grange, que le blé ne se gâte,

Dis à Paulot que c’est un traître quand il va se pointer.

Avec l'agronome, pas de blagues, ou je te casse une patte

Mais avec le président, tu peux te promener.

 

Au revoir, je vais au GOUM  pour faire les commissions.

C'est comme notre silo à grain mais avec des fenêtres.

Je commence à en avoir assez de tes vestes de saison

Et de ta robe bleue brodée aux dentelles pas nettes.

 

Post-Scriptum

Il y a un Parc de la Culture, là près de la rivière,

Je crache dans les urnes, pas par terre, je sais me promener.

Bien sûr, tu ne peux pas comprendre derrière ta cuisinière.

Tu es toi-même une ignorance pas très cultivée.

 

1967

 

 

 

29. LA MAISON DE CRISTAL

à Marina

 

 

Si, tsar des mers, j’étais riche demain,

Et que tu me cries :  « pêche-moi un poisson ! »

Mon monde marin, mon monde sous-marin

Je le viderai sans hésitation !

 

Sur la montagne, la maison de cristal l’attend.

Moi, comme un chien, j’ai grandi dans les fers.

Mes sources vives sont fontaines d’argent,

Mes gisements, filons aurifères !

 

Si tel un chien, j’étais sans un liard,

Solitaire chez moi et sans le sou,

Tu me secourras, Seigneur, sans retard.

Tu ne voudras pas que ma vie se dénoue.

 

Sur la montagne, la maison de cristal l’attend.

Moi, comme un chien, j’ai grandi dans les fers.

Mes sources vives sont fontaines d’argent,

Mes gisements, filons aurifères !

 

A personne au monde, je ne peux te comparer

Quel que soit le supplice que de tes vœux tu appelles.

Regarde, que j’aime à te contempler

Comme une madone peinte par Raphaël !

 

1967

 

 

 

30. ON ALLUME LES CHANDELLES

 

 

On allume les chandelles pour moi le soir

Et ton image en est toute obscurcie.

Que le temps guérit, je ne veux pas le savoir

Ni que tout passe et s'en va avec lui.

 

Je n'échapperai pas au repos désormais,

Tout ce que j'avais dans l'âme, pour une année,

Sans le savoir, elle l'a emporté.

D'abord au port, et dans l'avion après.

 

On allume les chandelles pour moi le soir

Et ton image en est toute obscurcie.

Que le temps guérit, je ne veux pas le savoir

Ni que tout passe et s'en va avec lui.

 

Et dans mon âme, c'est le désert complet.

Ce coeur en lambeaux ne peut rien vous donner,

Sauf bouts de chansons et toiles d'araignées,

Car tout le reste, elle l'a emporté.

 

Et dans mon âme, les buts n'ont plus de voies.

Creusez-la donc. Vous ne trouverez ici

Que deux demi-phrases, des dialogues à une voix

Et tout le reste, c'est la France, c'est Paris.

 

On a beau tout allumer chaque soir

Et ton image peut bien être obscurcie.

Que le temps guérit, je ne veux pas le savoir

Ni que tout passe et s'en va avec lui.

 

1967

 

31. OU EST-CE QUE J'ETAIS HIER ?

 

 

Où est-ce que j'étais hier ? Pas moyen de me rappeler.

Je me rappelle qu'il y avait, sur les murs, du papier.

Je me souviens: il y avait Klavka et sa copine

Même que je les embrassais toutes deux dans la cuisine.

 

Le matin, au réveil, ils m'ont fait la leçon.

"Tu as injurié, qu’ils disaient, la maîtresse de maison.

Tu effrayais tout le monde, tu galopais à poil.

Tu hurlais des chansons, et ton père qu’est général !"

 

Après ça, paraît-il, j'ai arraché ma chemise,

Je me frappais la poitrine, disant qu’ils m’avaient tous trahi.

Les invités ne pouvaient pas se relaxer, d'après ce qu'ils disent.

J'embêtais tous les gens avec mes accords et puis,

 

J'ai arrêté de boire, quand j'étais fatigué, pas mal.

J'ai explosé par terre tous les verres de cristal,

Versé le vin sur les murs et le service à café,

Ouvrant grand la fenêtre, en bas, je l’ai jeté.

 

Sans pouvoir dire un mot, ils restaient médusés.

Peu à peu, semble-t-il, ils ont pris de l'assurance.

Ils me sont tombés dessus et puis m'ont ligoté

Et, à la fin du compte, ils sont entrés dans la danse.

 

L’un me crachait dessus, l’autre me versait de la vodka.

Un danseur me flanquait des coups à l’estomac.

Quant à la jeune veuve, fidèle à son serment,

Elle a eu pitié de moi, on vit une fois seulement.

 

Tout pâle dans la cuisine et la figure en sang,

Je donnais l’impression de vouloir faire marche arrière.

"Délivrez-moi !" que je criais “ bon, ça suffit maintenant !”

Ils ont défait les nœuds, mais caché les couverts.

 

Ce que j'ai fait alors, impossible à décrire.

D'où m'est venue tant de force, je ne pourrais pas le dire.

Comme le fauve blessé capable d’un exploit,

J'ai cassé fenêtres et porte et le balcon me tombe des bras.

 

Où est-ce que j'étais hier ? Ma mémoire est obscure.

Je me souviens qu'il y avait du papier sur les murs.

Je suis resté tout seul, la tête comme un ballon.

Où donc aller maintenant, avec ces traces de gnons ?

 

Hélas ! Si j'en avais, ne serait-ce qu’un tiers encore.

Il ne reste plus qu'à se coucher et attendre la mort.

Mais c’est bien que la veuve ait pu tout supporter.

Elle m'a plaint et, pour vivre avec elle, m'a emmené.          

 

1967

 

 

 

32. LES TEMPS NOUVEAUX

Chanson du film "Guerre sous les toits"

 

 

Comme un tocsin, les pas

Retentissent lourdement

Au fin fond de la nuit.

Ce sera bientôt notre tour

De partir et de prendre

Congé.

Les chevaux, les chevaux

Piétinent des sentiers

Inédits

Ignorant vers quelle destinée

Ils portent leurs cavaliers.

 

Notre temps est violent

Mais on cherche le bonheur

Comme par le passé

Et dans notre poursuite

On fonce sur lui, qui fuit

Devant.

Nous perdons nos meilleurs

Camarades dans cette

Traversée

Au galop, nous ne remarquons pas

Que les amis sont absents.

 

Pendant longtemps encore,

Nous prendrons les bivouacs

Pour des incendies

Pendant longtemps encore,

Sinistre nous paraîtra le bruit

Des bottes.

Nos fils continueront à jouer

A la guerre comme jadis,

Pardi.

Et longtemps, on classera les gens

En ennemis ou en nôtres.

 

Quand enfin cesseront

Le bruit, les incendies,

Les larmes versées,

Quand, sous nous, nos chevaux

Seront crevés

De galoper,

Et quand nos demoiselles

Troqueront leurs vareuses

Pour des chemisiers

Il ne faudrait pas oublier,

Ne rien lâcher, rien pardonner.

 

1967

 

 

 

33.  TRENTE MINUTES AVANT L’ASSAUT

 

 

Trente minutes avant l’assaut,

Sous les tanks à nouveau

A nouveau, des explosions entendre le concert.

C’est alors qu’au jeune guerrier

De chez lui, on a donné

Une petite enveloppe bleue triangulaire.

 

On est comme loin d’ici

Quand la fiancée nous écrit

Ou que nos père et mère envoient une lettre…

Cette fois-ci, avant le combat,

Le courrier, il ne fallait pas

Se dépêcher au soldat de le transmettre.

 

La lettre disait en substance :

« Excuse-moi de mon silence !

Je suis fatiguée d’attendre… » et ça continuait

Post-scriptum, elle avait écrit :

« Je m’en vais bien loin d’ici,

Combats sans t’inquiéter, pardonne-moi, s’il te plaît ! »

 

A la première explosion

Il cria d’indignation :

« Vaguemestre, que m’as-tu apporté ?

Une minute avant le feu,

Dans une enveloppe toute bleue,

Une blessure par balle, c’est ce que tu m’as donné.

 

Il fit un pas hors du trou,

Avec son FM sur le cou,

Des éclats d’obus, il ne se souciait.

Et dans la bataille de Soura,

Sur la terre, il s’effondra.

Seul, le vent balaya de sa lettre les feuillets.

 

1967

 

 

 

34. TROIE

 

 

Pendant longtemps, la ville de Troie assiégée

Serait restée inexpugnable, fortifiée.

Maintenant encore, Troie pourrait même exister,

Si à Cassandre, tous les Troyens s'étaient fiés.

 

Incessamment, cette insensée, cette vestale

Annonçait : "Je vois Troie tomber en poussière".

Mais les visionnaires, les prophétesses, c’est égal,

A toute époque, on les a brûlées comme sorcières.

 

La nuit quand des entrailles du cheval de Troie,

La mort descendit et déploya ses ailes toutes entières,

Dans cette foule affolée et sans voix,

On a crié : " La coupable, c'est la sorcière, ".

 

Incessamment, cette insensée, cette vestale

Annonçait : "Je vois Troie tomber en poussière".

Mais les visionnaires, les prophétesses, c’est égal,

A toute époque, on les a brûlées comme sorcières.

 

Et dans cette nuit, dans ce tumulte, dans ce sang,

Se réalisa la prédiction destructrice

Si bien que la foule n'a pu trouver un moment

Pour exercer comme d'habitude sa justice.

 

Incessamment, cette insensée, cette vestale

Annonçait : "Je vois Troie tomber en poussière".

Mais les visionnaires, les prophétesses, c’est égal,

A toute époque, on les a brûlées comme sorcières.

 

La fin est simple, tragique et désolante :

Un Grec trouva la demeure de Cassandre, son logis.

Il se mit à s’en servir, non pas comme d’une Cassandre,

Mais comme le fait tout vainqueur inassouvi !

 

Incessamment, cette insensée, cette vestale

Annonçait : "Je vois Troie tomber en poussière".

Mais les visionnaires, les prophétesses, c’est égal,

A toute époque, on les a brûlées comme sorcières.

 

1967

 

 

 

35. VARIATIONS SUR UN THEME TSIGANE

 

 

Des feux jaunes dans mes songes,

Des râles dans mon sommeil :

- Oublie un peu ce qui te ronge

La nuit porte conseil !

Mais, au réveil, ça ne va pas,

Ce n’est pas l’allégresse :

Soit qu’on fume à jeun ou soit

Qu’on boive pour chasser l’ivresse.

 

Une fois, encore une fois, encore beaucoup, beaucoup, beaucoup

Beaucoup, beaucoup de fois,

Encore une fois,

Qu’on boive pour chasser l’ivresse.

 

Dans les bouges, vertes bouteilles,

Blanches serviettes de table.

Pour les pauvres diables, c'est merveille,

J’y suis un oiseau en cage.

Dans l'église, nuit et relent.

Non,  à l’église, ce n’est pas ça,

Les diacres fument de l’encens.

Ça ne va pas du tout comme ça.

 

Une fois, encore une fois, encore beaucoup, beaucoup, beaucoup

Beaucoup, beaucoup de fois

Encore une fois

Ça ne va pas du tout comme ça

 

Je grimpe la montagne, à toute vitesse,

Pour éviter le danger.

Tout au sommet, un aulne se dresse,

Tout en bas un cerisier.

Si la pente était couverte de lierre,

Ça me serait une joie !

Ou d’autre chose, de toute  manière,

Ça ne va pas du tout comme ça.

 

Une fois, encore une fois, encore beaucoup, beaucoup, beaucoup

Beaucoup, beaucoup de fois

Encore une fois

Ça ne va pas du tout comme ça.

 

Alors j’erre par les champs,

Le long des rivières.

Clair-obscur et Dieu absent,

Des bleuets jonchent la terre.

Le bois touffu au bord du chemin,

Les sorcières qui s’y cachent.

Et au bout de ce chemin,

Le billot et les haches.

 

Quelque part contre leur gré

Des chevaux piaffent une danse.

ça ne va pas mieux dans les sentiers,

Et au bout pas d'espérance.

Non, les gars, rien n'est sacré,

Ni l'église, ni le café.

Non, les gars, ça ne va pas

Ça ne va pas du tout, les gars !

 

Une fois, encore une fois, encore beaucoup, beaucoup, beaucoup

Beaucoup, beaucoup de fois

Encore une fois

Ça ne va pas du tout, les gars !

 

1967

 

 

 

36. AUTREFOIS

Chanson du film : "le danger des tournées d'artistes"

 

 

Autrefois, je l'aimais, je souffrais,

Autrefois, c’était elle mes pensées,

Dans mes rêves en secret, c'était elle,

L'amazone sur un cheval isabelle.

Que m'importait la sagesse des vieux écrits

Quand l’empreinte de ses pas j’aurais pu la baiser…

Qu'aviez-vous donc, reine de mes utopies ?

Mais où êtes-vous, mon bonheur immaculé ?

 

Dans le printemps, baignaient nos deux âmes.

Nous avions nos deux têtes en flammes,

La tristesse, la douleur sont passés,

Et l'ennui n'avait plus droit de cité.

Prépare-lui un linceul maintenant.

Je ris dans mes larmes, je pleure sans raison, pour rien

De froid éternel, de gel coagula notre sang,

Par peur de vivre, pressentiment de la fin.

 

J'ai compris, c'est fini, les beaux songes.

Les jours filaient, tressés de mensonges,

J'ai compris, c'est fini, les chansons,

Tout était mirage et illusions…

Je brûle les restes de nos atours festifs

Je brise mes cordes, me libérant du maléfice,

Je ne serai pas de l’espoir limpide le captif

Je ne plierai plus devant les idoles de l’artifice.

 

1968

 

 

 

37. LA CHASSE AUX LOUPS

 

 

Toutes forces dehors, muscles, tendons, je fuis la chasse.

Tout comme hier, encore aujourd'hui.

Je suis cerné. Ils traquent, ils pourchassent,

Au numéro d’un air réjoui !

Derrière les pins, les fusils tirent au but.

Dans l’ombre, les chasseurs patientent.

Sur la neige, les loups font la culbute.

Transformés alors en cibles vivantes.

 

La louveterie se poursuit. Aux loups on fait la chasse !

La chasse aux mâles gris, aux femelles, aux petits.

La meute hurle à vomir, les rabatteurs sont en place.

Sang sur la neige et taches des fanions cramoisis.

 

Les chasseurs ne jouent pas à égalité,

Avec les loups, leur main ne tremble pas.

Des drapeaux limitent notre liberté.

Ils frappent, sûrs d'eux, ne se trompent pas.

Le loup ne peut transgresser les traditions.

Nous avons bu, aveugles louveteaux,

Avec le lait, lorsque nous le tétions,

L’interdiction de franchir les drapeaux.

 

La louveterie se poursuit. Aux loups on fait la chasse !

La chasse aux mâles gris, aux femelles, aux petits.

La meute hurle à vomir, les rabatteurs sont en place.

Sang sur la neige et taches des fanions cramoisis.

 

Nous sommes rapides des pattes et des mâchoires,

Réponds-nous, chef de horde, réponds, dis,

Aux abois, nous courons à l’abattoir

Pourquoi ne pas traverser l'interdit ?

Le loup ne peut pas, ne doit pas l’éviter

Et mon heure est venue, c'est ainsi.

Celui à qui je suis prédestiné,

Sourit joyeux et lève son fusil.

 

La louveterie se poursuit. Aux loups on fait la chasse !

La chasse aux mâles gris, aux femelles, aux petits.

La meute hurle à vomir, les rabatteurs sont en place.

Sang sur la neige et taches des fanions cramoisis.

 

Hors des drapeaux, je me suis évadé,

Par erreur. J'avais envie de vie !

Derrière moi, j'ai entendu, soulagé,

Les chasseurs qui criaient, tout surpris.

Toutes forces dehors, muscles, tendons, je fuis la chasse.

Ce n’est pas comme hier, aujourd'hui.

Je suis cerné. Ils traquent, ils pourchassent.

Les chasseurs seront bredouilles cette fois-ci !

 

La louveterie se poursuit. Aux loups on fait la chasse !

La chasse aux mâles gris, aux femelles, aux petits.

La meute hurle à vomir, les rabatteurs sont en place.

Sang sur la neige et taches des fanions cramoisis.

 

1968

 

 

 

38. GYMNASTIQUE MATINALE

 

 

On inspire bien, on écarte

Les bras, doucement trois et quatre !

Esprit vif, grâce et esthétique.

Le matin, ça revigore,

La gueule de bois, ça te la sort,

Bien sûr, si tu vis encore,

La gym-nas-tique !

 

Sur le sol de votre appart'

Allongez-vous, trois et quatre !

Respectez parfaitement les positions.

Loin de vous les tentations,

Faites-vous donc aux novations,

Hop, jusqu'à ce que nous tombions

D'ina-ni-tion.

 

Dans le monde, il se carapate,

Le virus de la grippe, trois et quatre !

Toutes les maladies prennent de l'extension.

Chétif, tu sens déjà le sapin.

Pour garder la forme, eh bien,

Il faut se faire avec entrain

Une bonne fric-tion

 

Si vous êtes déjà fatigué

De faire des flexions sans arrêt,

Vous n'aurez plus peur de l'Arctique ni de l'Antarctique !

L'académicien Ioffé

Est formel: cognac et café

Il faut les troquer contre les bienfaits

Des sports phy-siques.

 

Pas de discussions possibles,

Flexion, gardez l'équilibre.

Bah, ne soyez pas aigri, mal dans votre peau !

Vous ne pouvez pas garder l’oeil fixe,

Frictionnez-vous, et on mixe

Les procédures aquatiques, ce

Qui dit "eau".

 

Les folles nouvelles laissent de glace.

En réponse, on court sur place.

N'importe qui peut gagner dans cette ronde.

Merveilleux, car les coureurs

Arriveront tous à l'heure.

La course sur place a le bonheur

D'unir tout le monde.

 

1968

 

 

 

39. L'ISBA

à Marina

 

 

Dans l'isba, se mettre à chanter

Dans le gel des choses,

Ou se prendre à décéder

De tuberculose.

 

Une chanson sans parole,

Air de guitare en prime,

Ou le traîneau à vitesse folle

Foncer vers l’abîme !

 

Le malheur, la douleur,

Les cartes sans atout coeur,

Etre voleur de bonheur,

Succomber aux passions de l’heure.

 

Nulle part, toute une vie,

Eternel désir ardent.

Soit, du ciel, la pluie

Ou le dégel du printemps.

 

Un chant aux paroles absentes

Et même sans idée.

Je construis un poêle en faïence

Ou bien je vais semer...

 

Que d’années sans gaîté,

Des feux rouges à l’horizon.

Un couplet inachevé

Bouquet fané... déraison.

 

Contre tout, de rage blême,

Dans les pognes une étoile.

Sans réclame, sans emblème,

Tout lourdaud dans des bottes de toile.

 

Quelqu’un pourrait me rattraper

Et flairer mon parfum...

Se reposer un peu, se reposer,

Une étoile dans la main.

 

Loin de toi, et sans toi,

Ah, je n'ai plus rien à moi

Qu’une demeure sans joie,

Et le passé même, il est à toi, fichtre là…

 

1968

 

 

 

40. JE CROIS A L'AMITIE

 

 

Voilà séparés, soudain,

L’un va vers le nord, l’autre vers l’ouest part.

Je suis triste quand s’en va un copain,

Sans crier gare, sans crier gare.

 

Parti, c’est une perte médiocre

Pour beaucoup, c’est vrai.

Je ne sais pas pour les autres,

Moi, je crois, je crois à l'amitié.

 

Il est venu le temps des insuccès.

Les traces dans l’âme, la tempête les détruit.

Tout tombe des mains, tu as beau pleurer,

Plus d'ami, plus d'ami.

 

Parti, c’est une perte médiocre

Pour beaucoup, c’est vrai.

Je ne sais pas pour les autres,

Moi, je crois, je crois à l'amitié.

 

Et quand l’ami va revenir,

En disant : "La querelle était erronée",

Nous regarderons, avec le sourire,

Le passé, le passé.

 

Parti, c’est une perte médiocre

Pour beaucoup, c’est vrai.

Je ne sais pas pour les autres,

Moi, je crois, je crois à l'amitié.

 

1968

 

 

 

 

41. JE N'AIME PAS

 

 

Je n'aime pas les solutions fatales,

Je ne serai jamais fatigué de la vie.

Je n’ai pas de saison idéale

Quand je ne fais que chanter l'ennui.

Je n'aime pas le cynisme glacé

Et l'enthousiasme, je n'y crois pas non plus,

Je n'aime pas qu'on lise mon courrier,

Par-dessus l’épaule, surtout les inconnus.

 

Je n'aime pas qu'on parle à demi-mot,

Ni qu'on coupe court à tout raisonnement.

Je n'aime pas quand on tire dans le dos,

Je suis également contre les tirs à bout portant !

J'ai en horreur les versions, les cancans,

L’aiguillon des honneurs, du doute les vers,

Quand on te prend à rebrousse-poil tout le temps,

Je n'aime pas l'acier contre le verre.

 

Je n'aime pas les gens bardés de certitudes,

Il vaudrait mieux que leurs freins ne répondent pas,

Le mot "honneur" tombé en désuétude

Et à sa place tant de galimatias.

Et quand, parfois, je vois des ailes brisées,

J’ai mes raisons si je n’éprouve pas de pitié :

Je n'aime ni la violence, ni la fragilité.

C'est bien dommage pour le Christ crucifié.

 

Je n'aime pas éprouver de la frayeur,

Et je ne supporte pas qu'on frappe un innocent.

Je n'aime pas qu'on pénètre dans mon cœur

Et encore moins qu'on y crache dedans.

Je n'aime pas les courses, ni les parieurs

Qui vous échangent un million pour un sou.

Même si on promet des lendemains chanteurs,

Tout ça, je ne l'aimerai jamais, un point, c'est tout.

 

1968

 

 

 

42. ON N'EST PAS AU SOIR

 

 

Notre corsaire se risquait sur mer depuis quatre ans,

Dans les combats, il n'a pas pâli, notre drapeau,

On a appris à refaire les gréements,

A boucher de nos corps les voies d'eau.

 

L'escadre au grand complet nous talonne sévèrement.

Mer étale. L'éviter serait illusoire.

Le capitaine nous dit tranquillement :

"On n'est pas au soir, pas encore au soir".

 

La frégate-amiral, bord sur bord, a viré

Et son bâbord se teinte de panaches de fumée.

Une salve en retour, tirée au jugé.

Incendie et mort ! La chance est de notre côté !

 

On s'est déjà sorti de situations pareilles.

Il y a de l'eau dans les cales, un coup de chien se prépare,

Le capitaine envoie le signe habituel.

On n'est pas au soir, pas encore au soir.

 

Ils nous voient menaçants, dans la fumée, tout gris,

Là-bas, à la lunette d’approche, ils nous considèrent.

Ils ne nous verront jamais de la vie

Enferrés aux rames de leurs galères.

 

La lutte est inégale, notre navire naufrage.

Sauvez nos âmes humaines sans retard !

Mais le capitaine crie : "A l'abordage!

On n'est pas au soir, pas encore au soir."

 

Si tu n’es pas lâche, si tu es gai, si tu veux vivre,

Alors au corps à corps, tu peux te préparer !

Que les rats quittent le navire,

Ils empêchent un abordage aisé.

 

Ils pensaient: qu’est-ce que le Diable a inventé encore ?

Et sautaient, fuyant la mitraille, nos pétoires.

Nous étions avec la frégate bord à bord.

On n'est pas au soir, pas encore au soir.

 

Tous face à face, couteaux tirés, en main une arme

Et pour ne pas nourrir les crabes et les berniques

Avec un colt, ou un poignard, ou en larmes

On a fui le bateau qui coulait à pic.

 

Le capitaine a dit : "L'océan le portera,

Sur ses épaules, jamais, ils ne le couleront.

Il est avec nous, l’océan nous aidera

On n'est pas au soir". Il avait raison.            

 

1968

 

 

 

43. CHANSON DE LA TERRE

Chanson du film "Nos fils vont au combat"

 

 

Qui a dit : "Tout est réduit en cendre,

Ne jetez plus en terre votre blé !"

La terre serait morte, à les entendre.

Non, pour un temps, elle s'est cachée.

 

Comment lui ôter sa maternité ?

C’est comme vouloir assécher la mer.

Qui a cru qu'on l'avait incendiée ?

Non, elle a noirci de toutes ses misères.

 

En entailles, les tranchées s'étiraient.

Comme des plaies, les trous d'obus béants.

Et la terre, les nerfs à vif, connaît

Des souffrances inhumaines, des tourments.

 

Elle supportera tout, attendra.

Et ne va pas croire qu'elle est handicapée.

Qui a dit que la terre ne chantait pas,

Qu'elle était silencieuse à jamais ?

 

Elle bruisse, ses plaintes étouffées,

De ses pores et de tous ses traumas.

C'est notre âme, la terre, vous le savez,

Sous les bottes, une âme ne s'écrase pas.

 

Qui a dit que la terre était morte

Non, pour un temps, elle s'est cachée.

 

1969

 

 

 

44. LES COURSES A MOSCOU

 

 

Parmi tous les moujiks, c'est bien moi qui bois le moins

Parce que j'ai de la force morale, de la volonté

Si bien que ma famille, à la majorité,

M'ayant refilé une liste longue de huit pages au moins

Pour faire les commissions, à Moscou, m'a lancé.

 

Que je rapporte à ma belle-fille

Et son mari des guenilles*,

Au frangin et à sa femme du café soluble, mais aussi

A mes deux brus un tapis,

Au beau-frère du caviar gris,

Mon gendre, un quelconque alcool d’Arménie.

 

Je suis blessé, je suis stressé, j’ai sacrément peur

D’oublier quoi pour qui rapporter. Pour être sûr,

La liste de commissions, je l’ai apprise par cœur

Et l’argent, je l’ai cousu, tiens, dans ma doublure.

 

Bon, au frangin, des guenilles,*

Et du parfum si possible.

Mon gendre m'a dit : "tu n’as qu'à prendre ce que tu trouveras"

A mes deux brus un tapis,

Au beau-frère un lapin gris**

Et puis, qu'il aille se faire lanlaire, il attendra.

 

Je me cogne à des dos, je marche sur des pieds,

La poitrine en avant contre des impers, des chemisiers ***

Et pour que l'ennemi ne puisse pas me la voler,

Ma liste de commissions, sans crainte , je l'ai mangée.

 

Je me rappelle : une veste au frangin,

Mon pote, sa femme - tout ou rien.

Mon gendre, une bouteille de vodka du Kouban,

A mes deux brus, un tapis,

Au beau-frère un terrier gris, ****

Pour ma sœur, n'importe quoi, mais que ça soit élégant.

 

J'ai fini par trouver où il y a des marchandises.

Enfin, je ne vais pas revenir les mains vides. Y'a de l'espoir.

Il y en a un qui m'a dit : "Vous payez en devises ?"

"Ne t’'inquiète pas, je lui ai dit, ce n'est pas des dollars."

 

Donne-moi, que je lui dis, du tabac soluble,

Le beauf crèvera sans caviar en tube.

S’il y a, donne-moi du  parfum pour gueule de bois,

Aux deux brus n’importe quoi,

A leur mari du jaja

Et, pour moi, ce machin jaune dans l'assiette-là.

 

 

Je ne me souviens plus de livres, de leur sterling, bon sang.

Par cette énigme, je suis battu à plate couture.

Ah, c'était bien la peine d'aller verser mon sang !

A quoi ça sert de manger les pages de commissions ?

A quoi ça sert les roubles cousus dans la doublure ?

 

Où vais-je trouver les pelures ?*

Au beauf du café en fourrure ?

Au pote, que dalle. Quant  au gendre pour sa bière, bernique.

Prendre du cognac en tube, *****

Et une belle-fille soluble,

Quant au frangin, ben, il se saoulera à l'alambic.

 

1969

 

Littéralement :

* des pelisses (manteaux de femme)

** du caviar de lièvre

*** des chemises

**** un terrier de lièvre

***** en duvet

 

 

 

45. UN HOMME A LA MER

à Anatoli Garagoule

 

 

C'est la tempête. Les filins râpent les mains.

La chaîne de l'ancre siffle comme une sorcière.

Le vent nous chante son sale chant et soudain

Une voix s'écrie : "Un homme à la mer !"

 

Immédiatement: "Arrière toute ! Stoppez tout !

Sauvez-le vite, il faut le réchauffez!

Pour un homme, versez-lui un coup !

Sinon, alors, frictionnez !"

 

Comme je déplore de devoir aller à pied

Sur la terre ferme. J’attendrai de l’aide sans cesse.

Personne ne s’empressera de me sauver.

Personne ne donnera le signal de détresse.

 

Mais ils diront : "Vent en poupe ! En avant !

Nous serons au port selon l'horaire.

Quant à ce fils de chien, eh bien, bon vent !

Qu’il s’en sorte seul, c’est son affaire! "

 

Et mon navire s'éloignera de moi.

Les gens à bord devraient être des gars de première,

La vigie regarde devant elle, tout droit.

Elle se moque bien qu'un homme tombe à la mer.

 

Et les bateaux passeront en trombe,

Sans me voir, attendus au port.

Ils s’en fichent bien que quelqu'un tombe

De la bonne route, par-dessus bord.

 

Que la mer m’emporte dans ses eaux,

Là-bas souffle un vent de force neuf décuplée,

Le capitaine me lancera un canot

Et je retrouverai le sol ferme sous mes pieds.

 

Ils m’attraperont par le vêtement.

Tomber habillé serait donc un bien.

Comme à l’espoir, je m’accrocherai vraiment

D’une étreinte de mort aux marins.

 

A quelques nœuds, La Havane, dans un mois.

Je peux cracher de la proue vers l'arrière.

Mais, le capitaine, je veux le voir, moi,

C'est lui qui m'a rendu la terre.

 

C’est vrai, de roulis, ils sont saturés,

De quart sans relâche par gros temps.

Mais, ici, ils ne laisseront pas se noyer

Un homme à la mer, c’est évident .

 

Je suis à bord, on remet le cap sur l’ancienne route.

On me tend les mains, les cœurs, de quoi fumer.

Et si quelque chose survient, je n’ai pas de doute :

Les marins me lanceront vite une bouée.

 

Au diable l’iceberg, en avant, toute !

Je suis maintenant des vôtres, matelots !

Moi, le fils de chien, avec ses doutes

Eh bien, découpe- moi en morceaux !

 

Quand  on aura oublié toutes les pertes à la ronde,

Quand le piège se refermera sur le vide,

Le meilleur capitaine de ce monde

Ouvrira la trappe et je retrouverai la rive.

 

Je tiendrai là-bas un discours haut et clair,

J’apprendrai à ceux qui veulent

Comment, ici, un homme à la mer

On ne le laisse pas tout seul

 

1969

 

 

 

46. IL N’EST PAS REVENU

Chanson du film « Nos fils retournent au combat »

 

 

Rien n'a vraiment changé, mais tout est différent !

Le ciel est toujours bleu comme autrefois,

C'est la même forêt, la même eau, seulement

Il n'est pas revenu du combat.

 

Qui de nous avait raison, je l'ignore maintenant,

Dans nos nuits sans sommeil, dans nos débats.

Il commence seulement à me manquer maintenant

Qu'il n'est pas revenu du combat.

 

Il discutait toujours à tort et à travers,

Chantait à contre-temps, ne se taisait pas.

Il m'empêchait de dormir, se levait tôt, mais, hier,

Il n'est pas revenu du combat

 

Que ce soit le vide maintenant, ce n’est pas là l’important.

Mais je vois qu'on était deux et puis, voilà,

C'est comme si un coup de vent avait éteint le feu de camp

Quand il n'est pas revenu du combat.

 

Le printemps a surgi comme évadé de prison.

Par erreur, je l'ai interpellé, comme ça :

"Ne jette pas ton mégot !" C'est le silence qui me répond,

Il n'est pas revenu du combat.

 

Nos morts sont présents telles les sentinelles

De nos destins: ils veillent sur eux.

Dans la forêt comme dans l'eau se reflète le ciel

Et les arbres, et les arbres deviennent bleus.

 

On avait de la place pour deux dans notre abri,

Et le temps s'écoulait pour deux comme ça.

Je suis seul, il me semble que c'est moi, aujourd'hui,

Qui ne suis pas revenu du combat.

 

1969

 

 

 

47. METEMPSYCOSE

 

 

Il y en a qui croient en Mahomet, en Jésus ou en Allah,

Ou bien en rien, pas même au diable, pour embêter les gens.

Mais les Hindous, oui, pour le coup, en ont fait une comme ça !

Une religion où, quand tu es mort, tu ne meurs pas complètement.

 

Ton âme s’élevait vers des sommets,

Tu revivras tes illusions.

Mais, c’est en porc que tu vivais,

Tu resteras le même cochon.

 

Si on te regarde de travers, habitue-toi aux avanies,

Sinon, tu reviendrais au monde avec bien plus d'aigreur,

Et si, dans cette vie, tu vois la mort de ton ennemi,

Il te sera donné un regard plus sûr et meilleur.

 

Vis ta vie normalement,

Il y a prétexte à être gai,

C'est peut-être dans un président

Que ton âme ira se loger.

 

Si aujourd'hui tu es concierge, tu seras du chantier le nabab,

Et à partir de là, persévère, ministre tu deviendras.

Mais si tu es bête comme une bûche, tu deviendras baobab,

Et mille ans jusqu'à ta mort baobab tu resteras.

 

Etre perroquet, c’est affligeant,

Ou devenir vipère cacochyme,

Ne vaut-il pas mieux, sa vie durant,

Rester un homme qu'on estime ?

 

Mais qui est qui ? Qui ai-je été ? On ne le sait pas du tout.

La génétique en perd la boule avec les chromosomes.

Peut-être que ce gentil bambin était un brave toutou.

Peut-être que ce chat pelé a été un vaurien d’homme.

 

Je saute à pieds joints d’émotion,

Je passerai toutes les épreuves d’un coup.

C'est une bien chouette religion

Qu'ont inventée là les Hindous.

 

1969

 

 

 

48. LES RUMEURS

 

 

Que de rumeurs à nos oreilles étonnées

Que de ragots comme des mites qui s'envolent

Et les bruits courent : "Tout va bientôt augmenter,

Absolument,

Et notamment les pantalons et l'alcool"

 

Comme des mouches éparpillés,

Les bruits pénètrent sous les toits

Les vieilles, les vieilles édentées

Les insinuent vers toi.

 

-Ecoute ? Tu as entendu ? Sous terre il y a une ville

A ce qu'il paraît, en cas de guerre atomique."

-Vous avez entendu: on fermera (et c'est bientôt, paraît-il),

Tous en même temps,

De source sûre, on m'a dit, les bains publics".

 

"Vous ne le saviez pas ? Mamychkino est chassé,

Question débauche et ivrognerie, et caetera."

"Mais votre voisin, le pauvre, il est arrêté,

A ce qu'on m'a dit,

Parce qu'il ressemblait à Béria" .

 

"Hier, en creusant une tranchée, des maçons

Ont trouvé deux sources de cognac, et du bon."

"Il y a des espions qui ont semé partout du poison,

Sur toute la terre,

Maintenant, on fait du pain aux écailles de poisson".

 

"Ecoutez-moi, tout va changer, à ce qu'on dit,

On a même changé le Grand Défilé Militaire."

"On m'a raconté que tout va être interdit,

Doux Jésus !

Et bientôt, que Diable, ils vont interdire de tout faire".

 

Ils se renforcent un peu partout, tous les bruits,

Des bruits grossis, illimités, au galop.

Des ragots courent qu'on supprimera tous les bruits.

Des bruits courent qu'ils vont interdire les ragots.

 

1969

 

 

 

49. LES SOLDATS DE PLOMB

A mon fils Arcady

 

 

Il y aura mathématiques et poésie,

Honneurs, dettes et combat hasardeux,

Les petits soldats de plomb aujourd'hui

Sur une vieille carte vont deux par deux.

 

Il aurait mieux valu les faire cantonner !
Seulement, à la guerre comme à la guerre,

Il en tombe, des guerriers des deux armées,

Autant de chaque côté de la frontière.

 

Diable, diable, quelle stratégie jamais vue !

Quelle belle tactique ! Quel plan d'action !

La Norvège, pourtant neutre, s'est rendue

A des foules d'Egyptiens de plomb.

 

Par son aile gauche, la Scandinavie

A perdu son prestige illico,

Par contre son aile droite a rétabli

Immédiatement le statu quo.

 

Y a-t-il eu lacunes dans l’éducation

Ou une instruction un peu précaire ?

Mais il n’y a aucune de ses coalitions

Qui puisse vaincre, en campagne militaire.

 

Quoi que les armées s’ingénient à faire,

Contre-attaques ou percées en avant,

Il y a toujours dans chaque hémisphère

La même quantité de combattants.

 

Où êtes-vous, génies insoucieux ?

N'avez-vous pas loisir d'être présents ?

Et vous, perdants de batailles malchanceux,

Qui ne ressentez pas les tourments ?

 

Vous qui portez en couronne les victoires,

Les combats, les gagnants, les battus,

Où êtes-vous, semblables à César,

Qui est venu, a vu, a vaincu ?

 

Les problèmes de conscience se font légion.

Comment choisir et ne pas se tromper ?

Ici et là, il y a des soldats de plomb.

Comment décider qui va gagner ?

 

Mon petit général est de mauvaise humeur,

D'un trop lourd fardeau est accablé,

Tout frais promu officier supérieur,

Mon Napoléon de six années.

 

Pour que ses tourments ne persistent pas

Ainsi les doutes seront balayés !

J'ai peint en bleu la moitié des soldats.

Au matin, les bleus sont allongés.

 

De pareils succès me réjouissent, mais

Une pensée me taraude et m'exaspère :

Comment a-t-il décidé que seraient

Victimes les bleus, et pas le contraire ?

 

1969

 

 

 

50. LE SOMMET

Chanson du film "Verticale".

 

 

Ce n’est pas la plaine, le climat est tout autre :

Les coulées de neige glissent l’une après l’autre.

Après l’éboulement, ici, l’éboulement va hurler.

Le précipice, on peut le contourner.

Mais nous choisissons le chemin escarpé,

Dangereux comme l’est le sentier de l’armée.

 

Qui n'est pas venu, qui n'a pas risqué

Ne sait pas ce qu'il vaut, ne s'est pas testé,

Même si, en bas, il décrochait les étoiles des cieux.

En bas, tu n’auras pas, que tu vives une vie

De bonheur complet, la dixième partie

Des féeries et des beautés de ces lieux.

 

Ni roses écarlates, ni rubans d’enterrement.

Il ne ressemble pas à un monument,

Ce rocher qui vient à l’instant de t’offrir

Le repos éternel. Elle brille dès l'aube,

En flamme du souvenir, la glace émeraude

Du pic que tu n'as pas su conquérir.

 

On aura beau dire, oui, on a beau dire,

Personne ne meurt pour rien, et c’est pire

De s’en aller d’un coup de froid ou de vodka.

Et d'autres viendront, troquant leur confort

Contre le risque et l’incroyable effort

Pour aller au terme de la route que tu leur frayas.

 

Des parois à pic, pas question de bâiller !

Ici, sur la chance, il ne faut pas compter.

Dans les montagnes, rien n'est sûr, ni la pierre, ni le roc, ni la glace.

On ne place d’espoir que dans la force de ses mains,

Le piton dans la faille, la main du copain,

Et l'on prie le ciel que la corde de rappel ne se casse.

 

Nous creusons des marches. Il faut avancer !

De tension, les genoux se mettent à trembler,

Vers la cime, hors de ta poitrine, ton cœur est prêt à bondir.

Le monde au creux de la main. Tu te tais, heureux !

Tu envies seulement un petit peu ceux

Pour qui ce sommet devant est encore à gravir.

 

1969

 

 

 

51. TU PEUX DIRE MERCI, TU ES ENCORE VIVANT

 

Tu penses, avec ta femme ce n'est pas gagné.

Tu penses, la tête, ce n'est pas important.

Tu penses, on t’a dévalisé dans l’entrée.

Tu peux dire merci, tu es encore vivant.

 

Même si tu as tes tumeurs qui se réveillent,

Même si on t'a chassé de l'appartement,

Même si tu es trop porté sur la bouteille,

Tu peux dire merci, tu es encore vivant.

 

Tant pis si, au poker, tu as pris une veste,

Tant pis, au « Sofia », on t’a brisé deux dents,

Tant pis si, en rêve, les lares t’apparaissent

Tu peux dire merci, tu es encore vivant.

 

D'accord, tu t'es retrouvé dans la poussière,

D'accord, tu as reçu des coups de pied dans les dents,

D'accord, on t'a porté sur une civière,

Tu peux dire merci, tu es encore vivant.

 

Pas grave que tu ne joues pas du violon,

Pas grave que tu sois frêle, mal portant,

Pas grave que, par erreur, on t’ait donné des gnons,

Tu peux dire merci, tu es encore vivant.

 

Oui, c’est vrai, celui qui veut, il peut, c'est juste.

Eh oui, c’est vrai, c’est de ma faute, Dieu tout puissant ! 

Oui, c’est vrai, mais une question me tarabuste :

A qui dois-je dire merci d'être encore vivant ?

 

1969

 

 

 

52. LE ZERO SEPT

à Lioudmila Orlova

 

 

Cette nuit, pour moi, est hors-la-loi.

Je rédige, la nuit, j'ai plus de sujet.

Sur le cadran du téléphone, moi,

Je compose l'éternel zéro sept.

 

Mademoiselle, s'il vous plaît, votre nom ? Tamara.

Chambre soixante-douze ! Je ne respire plus, je reste là.

Ce n'est pas possible, insistez, je suis sûr qu'ils sont là !

Ah, enfin, on répond. Allo, bonsoir, c'est moi.

 

Cette nuit, pour moi, est hors-la-loi.

Je vous en prie, plus vite, je ne dors plus.

On me propose en jetons, à crédit et pourquoi

Tous les gens que je chéris le plus ?

 

Mademoiselle, écoutez, chambre soixante-douze, eh bien,

Je ne peux patienter, ma montre a du retard.

Au diable, toutes les lignes, je m'envole demain !

Ah, enfin, on répond. Allo, bonsoir, c'est moi.

 

Le téléphone est pour moi une icône.

Le bottin un triptyque, fatalement.

La demoiselle des postes est une madone

Qui réduit les distances sur-le-champ.

 

Mademoiselle, s'il vous plaît, je vous en prie, prolongez.

Vous êtes maintenant un ange. De l'autel, ne descendez pas !

Le plus important est à venir, vous comprenez.

Ah, enfin, on répond. Allo, bonsoir, c'est moi.

 

Quoi ? Le réseau est en dérangement, encore !

Quoi ? Bobines et relais font des espiègleries ?

Je m'en fiche, j'attendrai, je suis d'accord

Pour repartir à zéro toutes les nuits !

 

Zéro sept, s'il vous plaît ! Que dites-vous ? Encore moi ?

Non, je n'en ai plus besoin. C'est Magadan que je veux.

Je ne vous promets pas que je ne vous rappellerai pas.

Un ami à moi, juste savoir comment il va, le pauvre vieux.

 

Cette nuit, pour moi, est hors-la-loi.

Mes nuits ne sont pas faites pour le sommeil,

Je m'assoupis. En rêve, c'est une madone que je vois

A laquelle ressemble la demoiselle.

 

Mademoiselle, s'il vous plaît ! Encore moi. Qu'est-ce qu'il y a ?

Je ne pourrai pas attendre. Je ne respire plus, je reste là !

Oui, moi, bien sûr, c'est moi, bien entendu, chez moi.

- Vous êtes en ligne, à vous – Allo, bonsoir, c'est moi.

 

1969

 

 

 

53. L'AMBLEUR

 

 

Je galope, mais d'une autre manière,

Sur les pierres, les flaques et la rosée,

Je vais l'amble, une allure qui diffère,

Qui n’est pas celle de tous les cavaliers.

 

Moi, le mien, toujours assis sur moi,

Me laboure avec ses étriers.

Pour courir dans le troupeau, ça me va,

Mais sans selle et sans être bridé.

 

Si le poignard, au fourreau, est resté,

Il est moins dangereux qu’une aiguille.

Mais, voilà, je suis sellé et bridé

Le mors me met la bouche en charpie.

 

J'ai reçu des blessures sur le dos,

J'ai les flancs qui se mettent à trémuler.

Je suis d'accord pour courir dans le troupeau

Mais sans selle et sans être bridé.

 

Aujourd'hui, il me faudra lutter.

C'est la course. Je suis le favori.

Tout le monde mise sur l'ambleur, je le sais.

Mon jockey, sur mon dos, se récrie.

 

Il m'enfonce ses éperons dans les côtes.

Les premiers rangs se mettent à ricaner.

Je veux bien courir avec les autres,

Mais sans selle et sans être bridé.

 

Les yearlings n'arrêtent pas de piaffer

Et, cachant leur jalousie farouche,

Frénétiques, furieux et déchaînés,

Comme moi, ont l'écume à la bouche.

 

Mon jockey est connu pour courir

Comme champion et il est très coté.

Ah, je voudrais, dans le troupeau, courir

Mais sans selle et sans être bridé.

 

Pas d'argent en montagnes à gagner.

Sur la ligne, bon dernier, je veux finir.

Ses éperons, je vais les lui rappeler.

Je vais rester en arrière, ralentir.

 

La cloche sonne. Mon jockey sur mon dos

Rit d'avance et attend le trophée.

Comme j'aimerais courir dans le troupeau

Mais sans selle et sans être bridé.

 

Qu'y a-t-il ? Comment j'ose ? Qu'est-ce que je fais ?

Mon ennemi, je vais le favoriser.

C'est très simple, je ne peux pas me contrôler,

Je ne peux pas ne pas arriver premier.

 

Mais que faire ? Celui que j'ai sur le dos,

Il me reste plus qu'à le désarçonner,

Puis, courir comme avec le troupeau

Avec selle et bride, mais sans jockey.

 

Je suis premier. Lui traîne à dix longueurs

Sur les pierres, les flaques et la rosée.

Pour une fois, je n'étais pas l'ambleur,

Comme tout le monde, j'ai essayé de gagner.

 

1970

 

 

54. LE BATEAU ECHOUE

 

 

Le capitaine, ce jour-là, se laissait tutoyer.

Le skipper et le mousse rivalisaient de talent.

Les matelots de quart, comme des diables se démenaient,

Bombant le torse, arrachant leurs pansements.

 

Les portes de nos têtes ont sauté de leurs gonds

Dans ces mirages de rêves, de terres en surplomb,

Tellement promises, désirées ardemment

De Christophe Colomb et de Magellan.

 

Voir rivages et terres ne me sera pas donné :

A neuf noeuds, sur la grève, je me suis échoué.

Or, mon but était noble comme celui des pionniers.

Mais c'est vrai que c'est de ma faute si je suis ensablé.

 

Les autres sont partis, ma flotte, mes galions,

Les plus sensibles d'entre eux ont pleuré des embruns,

Sans moi, s'est poursuivie la grande expédition

Et les voiles m'ont fait des signes d'adieu de loin .

 

Maudissant la météo et la destinée,

Mes fils adoptifs m'ont tous abandonné.

Ils ont tiré deux salves d'enterrement

Du "Christophe Colomb" et du "Magellan".

 

Je bois l’écume: la vague n'atteint pas mon menton,

Mes bords sont dénudés de la cale au ponton,

En très piteux état, je ne peux le cacher.

Admirez dans ce cas mes blessures et mes plaies !

 

Ce sabord dans ma coque, c'est d'un boulet la trace.

Là, les cicatrices d'un éperonnage.

Vous voyez ces balafres ? C'est celles d'un pirate

Qui me brisa les vertèbres lors d'un abordage.

 

Ma quille, vieux chevalet de guitare décentré,

Le récif de corail, tout du long, m'a éventré.

J'étouffe, je moisis : il faut se dire

Que même ce qui est salé peut pourrir.

 

Les vents boivent mon sang, s'insinuent dans mes fentes.

De la dunette au flanc, partout les vents me hantent.

De l'aurore à l'aurore, ils sont là, je tiens le coup.

Dans mon âme perdue, ils enfoncent leurs clous.

 

Et tels des fêtards fous qui mettent tout sens dessus dessous,

Ces vents sont importuns, les pires des compagnons.

Ils voudraient déguster de mes cales le vin doux

Ou alors, de colère, me désensableront !

 

J'en suis persuadé, comme un fauve traqué,

Cette haine des vents, je pourrais m'en passer !

Mes mâts sont des bras sans force, sans âme,

Mes voiles prennent l’aspect d’une poitrine de vieille femme.

 

Un miracle viendra ! Le ressac, doucement,

Lavera mon corps d’eau vive, en un instant.

Pour chasser mes tabous, mer et pluie s'uniront.

Mes voiles gonfleront comme des veines sur le front.

 

Je rejoindrai les miens, les rejoindrai, les prierai

De se rappeler l'armada oubliée

Et je reprendrai mon équipage, en effet,

Je ne lui en veux pas de m’avoir laissé tomber !

 

Seulement, on me rejette, il n’y a plus de place dans le rang.

Tu veux rire, corvette, serre-toi, je serai franc !

J'ai fui mon triste sort ! Je suis votre frère à tous.

Frégate, plus à babord, il y a de l'eau pour tous.

 

Vous avez passé les bornes ! Que je retourne dans mon coin ?

Si l’on s’est échoué, ne peut-on aller plus loin ?

Nous sommes tous des navires, élargissez les rangs.

Pour tous, il y a de l'eau. Des terres, il y en a tant.

De ces terres promises, désirées ardemment 

De Christophe Colomb et de Magellan.

 

1970

 

 

 

55. CHANSON LYRIQUE

à Marina

 

 

Les pattes des sapins tremblent, enneigées,

Et l'oiseau lance ses trilles, effrayé.

Tu vis en plein cœur d'une forêt charmée

D'où l’on ne peut jamais s'évader.

 

Que les merisiers se dessèchent au grand vent

Qu’en averse le lilas défleurisse,

Je t'arracherai à ta forêt pourtant,

Pour le palais où les syrinx retentissent.

 

Ton monde, pour des siècles, où les mages veillent,

Est gardé de moi et de la clarté,

Et tu crois que rien au monde n'est merveille

Que ce bois, cette forêt enchantée.

 

Que meure la rosée aux feuilles du levant

Et que la lune chamaille le ciel amer,

Je t'arracherai à ta forêt pourtant

Pour la chambre claire au balcon sur la mer.

 

Quel sera le jour et quelle sera l'heure,

Où prudemment, tu viendras à moi ?

Je t'emporterai dans mes bras de voleur

Nul, à nous trouver, ne parviendra.

 

Si le vol te sied, je me ferai bandit,

Tant d'amour en vain serait-il gâché ?

Accepte, je te prie, une simple hutte si

Et la chambre et le palais sont occupés.

 

1970

 

 

 

56. DE DERRIERE

 

 

Il fut un temps, je courais au premier rang,

Tout ça parce que je n'avais pas tout compris.

Je vais m'asseoir derrière maintenant:

Tu sens un fusil dans le dos, quand tu es devant,

Le regard lourd, le souffle des ennemis.

 

De derrière, c'est sans doute moins brillant,

Mais le champ de vision y gagne en majesté.

Plus grands y sont perspective et élan

Tout comme horizon et sécurité.

 

Leurs yeux braqués sur la vivante cible

En peloton de canons de fusil !

Dissimuler ma nuque est impossible,

Et, de derrière, c'est tellement accessible

Pour poignarder ou faire une avanie.

 

Le premier rang, pour moi, est délétère,

On dit : (mais ces pensées me rendent maussade)

C’est mieux où c’est le plus sombre, la rangée dernière,

De là, on ne peut opérer de marche arrière

Car, dans le dos, le mur fait barricade.

 

Passent les jours et coulent les rivières.

Tant pis si vous trempez de pleurs la toile

De votre oreiller, avant que d’être grand-père,

N'allez jamais à la rangée première,

N'essayez pas de devenir danseur-étoile.

 

Derrière, c'est sûr, mais il y a des jours pourtant

Où je me dis qu'en ver, je vais me transformer.

ça ne vaut rien, l'ombre éternellement :

Ne traîne pas trop toujours au dernier rang

Et peu à peu, rampe jusqu'au premier.

 

1970

 

 

57. J'AI QUITTE LA RUSSIE

 

 

Je ne suis plus là, j'ai quitté la Russie.

Mes fillettes se promènent, morve au nez.

Car mes graines*, je les sème aujourd'hui

Sur des Champs-Élysées étrangers.

 

Dans un tram, un type dit, rue Presna :

"Il n’est plus là. Pas dommage qu'il s’en aille,

Ses chansons qu'on ne comprenait pas,

Il n'a qu'à les écrire sur Versailles. "

 

Derrière moi, je les entends bavarder :

"Ce n'est pas lui. Le vrai, il est parti"

"Ah, pas lui ?" et eux de rigoler,

Entassés, à genoux dans le taxi.

 

Mon copain de prison à Magadan

Depuis la guerre civile, mon ami,

Dit que je lui écris : "Ivan,

Viens, mon frère, avec moi à Paris."

 

J'ai déjà demandé à revenir.

J'ai supplié, rusé, me suis avili.

Quelle farce ! Je suis pas prêt de revenir

Parce que je ne suis pas parti.

 

Et tous ceux qui croyaient, à chacun un cadeau,

Qu’il y aurait happy end comme au ciné:

Vas-y, fauche-leur l’arc de Triomphe !

Fais main basse sur les usines Renault !

 

Ça fait rire, j’en meurs de rire tant j‘en ris

Ce délire comment y ont-ils cru ?

Ne vous inquiétez pas je ne suis pas parti.

Ne rêvez pas, je ne partirai pas non plus !

 

1970

 

* il s’agit de graines de tournesol

 

 

 

58. JOYEUX REQUIEM

 

 

Que tu ailles en train ou en automobile

Ou même à pied, avec du remontant,

A notre époque, ce n'est pas très facile,

Vu le trafic, de survivre très longtemps.

 

Un accident sur le périphérique,

Trois jeunes gens qui enterraient l'aïeul,

Chauffeur compris, se retrouvent en clinique,

Sauf un, celui qui était dans le cercueil.

 

Dans les aigus, la voix du diacre forçait,

Les pleureuses se lamentaient, se frottant l’œil,

Les cuivres sonnaient faux. Tout le monde mentait,

Tout le monde, sauf celui qui était dans le cercueil.

 

Ancien directeur et bandit en secret,

Prompt à baiser le front et à cracher, dégoûté.

Ils se sont penchés sur lui, mais le timide allongé

N’a plus embrassé personne désormais.

 

Mais l’orage tonne, tu auras beau faire. Tu vois,

Les forces naturelles se moquent bien des discours.

Tout le monde s’enfuit sous les dalles, sous les toits,

Seul le défunt n’a pas déguerpi à son tour.

 

Qu’est-ce que  la pluie pour lui ? Il ne peut pas ficher le camp.

Les vivants sont moins endurcis, voilà tout.

Mais les défunts, anciens individus ex-vivants,

Sont des gens audacieux, bien plus que nous.

 

Tu auras beau te presser, tu seras précédé

D’un label gluant comme une marque sur le front.

Ah, mais, par contre, tu ne seras plus menacé

Quand, dans le cercueil de chêne, tu seras pour de bon.

 

Dans une fosse commune ou un caveau personnel,

Les morts n’ont pas de problème de logement.

Bravo ! Ce cadavre, cette dépouille mortelle,

N’exigera plus de démarches superflues maintenant.

 

Au Royaume des ombres, dans cette société sévère,

Il n’y a ni danger, ni sombres desseins.

Mais nous, sous la protection de Dieu, nous vivons sur terre

Et ceux, qui sont dans la tombe, ils n’ont rien.

 

Les critiques fusent :  “il encense les morts.”

“Non, moi, je refuse cette destinée atroce.

On nous broiera, je ne sais pas quand encore,

Tous, sauf ceux qui sont déjà dans la fosse.”            

 

1970

 

 

59. L'AUTOMOBILISTE

 

 

Je suis tombé, rejetant ma houlette,

Dans la neige, étendu à la renverse.

Puis, je vais m'asseoir dans le cercueil à roulettes.

Je méprise la circulation pédestre.

 

Je ne voulais pas jeter de l’huile sur le feu,

Avec mon destin, ce n’est pas l’épreuve de force,

Je pensais juste allonger un petit peu

Mon existence par ce moyen véloce.

 

Auparavant, de mes chaussures de sport,

Je piétinais les sentiers, les planchers.

Invulnérable, je l’étais à l’opprobre.

J’étais inaccessible aux quolibets.

 

Je suis passé dans un autre groupe spécifique.

Je n’entrerai plus dans la danse, dans la file.

Je roule et je vois, les regards obliques,

Des autres sur moi et mon automobile.

 

Plus de relations, plus de poignées de mains.

Ma société s'est détournée de moi.

L'inimitié doucereuse a pris fin,

L'hostilité ouverte commença.

 

Je fonçais dans ce monde qui nous est étranger.

Rectifiant les règles de circulation.

J'ai pu serrer la main des policiers

Qui m'ont laissé deux belles contraventions.

 

Dans la bagarre, je suis entré crescendo.

Je voyais le matin les attaques de la nuit,

Un nœud de marin à l'antenne de radio

Comme pour me dire : "C'est ça qui t'est promis !".

 

Se faufilant parmi les potagers,

Ils poignardaient mes pneus à coups d’alène.

A coups de roubles, je les ai repoussés.

Et je tins bon, aguerri dans l’arène.

 

Les nuits sans lune, plus d’une fois, c’était l’usage,

En embuscade, l'ennemi je l'attendais.

Mais il avait un service de contre-espionnage

Et, dans mes pièges, jamais il ne tombait.

 

Ils enlevèrent sans bruit comme un otage

Le pont avant et disparurent au loin.

Le pont avant, autant dire pas de dommage,

Oui, mais sans lui, l'autre pont ne sert à rien !

 

J'ai pu trouver roues et ponts et volant

Grâce aux pots-de vin et pas pour mes beaux yeux.

J'ai compris qu'on ne peut  abattre un géant.

En arrière toute ! Tant que la voiture le peut !

 

Vers mes piétons imputrescibles, je reviens !

Fais marche arrière, sésame, ouvre-toi bien !

Vers le métro, les passages souterrains !

Arrière, à gauche et debout sur le frein !

 

Je renaîtrai des cendres et comme avant.

Crachant le poussier, j’aurai le sourire facile.

Je ne serai plus haï par tous les gens

Parce que j’avais une automobile !

 

1971

 

 

60. AUX POETES ET AUX EPILEPTIQUES

 

 

C'est l'essence même du Poète de finir tragiquement

A plus forte raison à un moment précis.

Sur le nombre 26, à «  l’Angleterre * », l’un d’eux se pend

Un autre, c’est le pistolet qu’il avait choisi. **

 

Sur le nombre 33, le Christ, un Poète avéré,

Dit : "Si tu tues ton prochain, je te trouverai".

Alors, un clou aux mains pour qu’il ne puisse rien tenter,

Et un autre dans le front pour l'empêcher de penser.

 

Sur le nombre 37, soudain, l'ivresse m'a quitté,

Et maintenant encore, je sens un froid glacé.

Le duel, à cet âge-là, Pouchkine déjà le pressentait.

La tempe sur le canon, Maïakovski gisait.

 

Sur ce nombre 37, arrêtons-nous un petit instant.

Dieu est perfide, Il pose une question franche : ou bien, ou bien.

Et Byron et Rimbaud tous deux gisaient à ce tournant,

Mais les contemporains l'ont dépassé, on dirait bien.

 

Le duel n'a pas eu lieu, ou a été reporté

On m’a crucifié un peu à trente-trois ans.

Pas encore de sang, déjà à 37 ans passés,

Mes tempes sont à peine tachées de quelques cheveux blancs.

 

Quoi ? Se tuer avec mollesse? Ça fait longtemps que j’ai l’âme dans les talons !

Psychopathes, épileptiques,  soyez patients!

Les poètes marchent sur le fil du rasoir, tout du long

Et leur âme déchaussée, il la tranche juqu’au sang.

 

Il faudrait bien trois "O" pour écrire "lon-ong cou".

Il faut raccourcir le Poète ? C’est lumineux !

D’un coup de couteau, trop heureux d’être sur la pointe tout au bout,

Egorgé, parce qu’il fut dangereux !

 

Je vous plains, partisans de tous ces dates et chiffres fâcheux

Comme otages au harem, languissez, languissez.

Comme la longévité s'est simplement allongée un petit peu,

Le départ des poètes est sans doute repoussé.

 

C’est vrai qu'un long cou est une pièce de choix pour le gibet,

Que la poitrine est une cible rêvée pour le fusil,

Ce n’est pas par des dates qu’ils ont leur immortalité,

Alors, ne pressez pas les vivants, je vous prie.

 

1971

 

* S. A. Essenine s'est pendu à "l'hôtel d'Angleterre".

** M.Y. Lermontov est mort en duel.

 

 

 

61. LE CHANTEUR DEVANT LE MICRO

 

 

Tout le monde me voit dans cette lumière jaune,

La même procédure aujourd'hui comme hier,

Devant le micro comme devant une icône.

Non, aujourd'hui, devant une meurtrière.

A ce micro-là, je n’ai pas l’heur de plaire.

Ma voix devient horrible pour l'assistance,

Si je mens un peu, ça m’en a tout l’air,

Il amplifiera le mensonge par sa puissance.

 

La rampe me frappe les côtes avec ses feux,

J'ai le visage mauvais dans les projos,

Et les spots latéraux me brûlent les yeux.

J'ai chaud, j’ai chaud, j’ai chaud.

 

Je suis vraiment enroué aujourd'hui,

Mais je n'oserai pas changer de tonalité.

Si je me mets à truquer, ce n'est pas lui

Qui redressera ce qui est faussé.

Lui, la sale bête, coupant comme un rasoir,

Oreille si fine qui entend les fausses notes,

Il s'en moque que je ne sois pas en forme ce soir

Du moment que j'égrène toutes mes notes.

 

Et ce micro au cou souple et fluet

Fait osciller sa tête de serpent.

Il me mordra si jamais je me tais.

Je chante à mort jusqu'à l'abrutissement.

Je ne dois pas bouger ni faire un seul mouvement.

J'ai vu ses crocs : c'est un reptile qui est là.

Je suis devenu un charmeur de serpents.

Je ne chante pas : je charme ce cobra.

 

Il est vorace comme les oisillons,

Prend sa becquée et avale mes notes,

Me colle ses neuf grammes de plomb sur le front.

Sur la guitare, j'ai les mains qui tricotent.

Est-ce que cela finira donc jamais ?

Maintenant, il est comme un cierge devant moi.

Est-ce que ce micro me dira qui il est ?

Je suis pas un saint et le micro ne brille pas.

 

Mes mélodies sont plus simples que des gammes.

Mais, si jamais j'essayais d'en faire trop,

J'aurais les joues cinglées, et jusqu'à l'âme,

Par l'immobile ombre de mon micro.

 

1971

 

 

62. L'ETUVE ENFUMEE

 

 

Arrête,

Rassemble tes pensées absurdes !

Sois prête !

Apprête !

Pour moi l'étuve même enfumée

Apprête !

Proteste !

De toutes façons, tu vas me noyer.

Proteste !

Apprête

Pour moi l'étuve à ta façon !

Sois prête !

 

Oh, je cesserai de me torturer,

Je vais m’accoutumer

Mais je doute, c’est vrai,

De me purifier.

 

Projette

De l'eau sur les murs tout noircis !

Projette !

Apprête

Pour moi l'étuve même enfumée

Apprête !

Accepte !

Ton sort . Ma chemise où l’as-tu

Retrouvée ?

Apprête !

Oh, aujourd'hui, de toute souillure

Je veux me laver.

 

Oh, je cesserai de me torturer,

Je vais m’accoutumer

Mais je doute, c’est vrai,

De me purifier.

 

Achète

Un des gars de la sécurité !

Achète !

Apprête

Pour moi l'étuve dès le point du jour !

Apprête !

Proteste !

C'est toi, tu le sais, qui m'as donné

En traître.

Apprête !

Que je sois propre comme le chiot qui vient

De naître.

 

1971

 

 

63. L'HOMME FINI

 

 

La torpeur dans mes os, en lézard, a rampé.

Ma tête froide et mon coeur, au couteau, ne se battent plus.

La vitesse ne coupe plus mon souffle régulier.

Mon sang dans les virages ne se glacera plus.

 

Ma gorge désormais par l'amour n'est plus nouée.

Mes nerfs sont détendus, avec eux, on peut jouer.

Comme une corde à linge, mes nerfs sont suspendus.

Qui de nous, lui ou moi ? Ça ne m'angoisse plus.

 

Je suis assis, pousse-moi donc, je tombe à bas.

Que des “ni”, que des “non”, je n'ai que ça.

 

Je ne bois pas d'eau de source pour protéger mes dents.

Je ne bouscule pas les gens, encore moins les faits.

Mon arc traîne à terre, sa corde pourrit lentement.

J’allume mon poêle avec les flèches brisées.

 

Je ne suis plus tendu, je ne fonce plus, c’est le train-train.

Même les attaques contre moi ne m'inspirent rien de rien.

Je n'aime pas les casse-cou, ça me fait enrager.

Ceux qui foncent tête baissée, j'aime mieux ne pas en parler.

 

Sur mon cheval gris, une chiquenaude, je tombe à bas.

Que des “ni”, que des “non”, je n'ai que ça.

 

Je ne cherche pas à comprendre ni à changer non plus.

Je ne veux pas faire de noeuds, encore moins en dénouer.

On peut ne pas refermer les angles qui sont obtus,

Car trop aigus les angles finissent par s'éclipser.

 

Mon coeur par la tendresse ne peut plus être touché

Et personne ne peut plus me persuader.

Et comme mon cerveau est étranger à tout,

Les craintes, pas plus que mes bottes, ne me serrent plus du tout.

 

Sur mon cheval gris, une chiquenaude, je tombe à bas.

Que des “ni”, que des “non”, je n'ai que ça.

 

Pas de blessures lancinantes, de cicatrices douloureuses,

On a mis des compresses stériles pour les calmer.

Ni angoissantes, ni alarmantes ou dangereuses

Ne sont mes rêveries, mes questions, mes pensées.

 

Ma ceinture, peu m’importe qu'elle soit serrée ou pas.

Une balle dans la tempe ne me ferait ni chaud ni froid.

Comme une baie ouverte, je suis tout transparent

Et aussi fade qu'une étoffe de lin blanc.

 

Sur mon cheval gris, une chiquenaude, je tombe à bas.

Que des “ni”, que des “non”, je n'ai que ça.

 

La pierre philosophale, je ne la recherche plus,

Ni la racine de vie: le ginseng a été trouvé.

Je n'entreprends plus rien, ne veux plus, ne vibre plus,

Et je n'espère plus que la cible soit touchée.

 

L'attraction de la Terre, sans lutter, je m'y soumets,

Je suis couché ainsi un peu plus loin du gibet.

Et mon coeur me tiraille comme si ce n'était pas le mien.

Vers les “ni”, vers les “non”, il faut se mettre en chemin.

 

Rien n'a de sens, frôle-moi donc, je vide l’étrier.

Que des “ni”, que des “non”, c’est ce que j'ai.

 

1971

 

 

64. L'HORIZON

 

 

Pour effacer mes traces, partout, ils ont balayé.

Injuriez, diffamez, sonnez les carillons !

Mon but, c'est l'horizon, le bout du monde, c’est l'arrivée,

Je dois être le premier à l'horizon.

 

Pari : on a topé tant pis, bon gré mal gré,

Même ceux qui n’était pas d’accord avec le règlement !

La seule règle est celle-ci : rouler, rouler, rouler,

Rouler sur le bitume sans un tournant.

 

J'enroule les kilomètres aux cardans,

Parallèle à ces poteaux défilant.

De temps en temps, devant moi, passe une ombre,

Un chat noir ou quelqu'un, ombre sombre.

 

J'ai l'habitude qu'on me mette des bâtons dans les roues.

Je sais où et comment ils me tromperont sans doute,

Où ils couperont ma course, ricanant par-dessous,

Où ils tendront un fil barrant ma route.

 

A cette vitesse folle, le moteur est brûlant

Et la moindre poussière a la force des balles !

Epuisé, j'ai des crampes, je serre le volant,

Ah, réussir avant l'instant fatal !

 

J'enroule les kilomètres aux cardans,

Verticalement aux poteaux défilant.

Plus vite ! Se desserrent les écrous !

Ils vont lever le fil à la hauteur de mon cou.

 

Les pare-chocs sont en feu, le bitume a fondu.

J'ai le ventre serré au bord du dénouement.

Je brise le filin de ma poitrine nue.

Enlevez vos brassards noirs. Je suis vivant !

 

Qui donc m'a obligé à ce pari horrible,

Imbécile dans son but et son déroulement ?

Le danger m'a saoulé d'une façon terrible,

Je freine à fond dans les tournants.

 

J'enroule les kilomètres aux cardans.

En dépit des filins et des câbles, pourtant.

Les perdants devront se faire une raison

Lorsque j’apparaîtrai à l'horizon !

 

 

L'horizon est toujours éloigné comme avant.

Ma vertèbre cervicale n'a pas cassé le filin.

Je n'ai pas rompu le fil, je n’ai pas coupé le ruban.

On me tire dessus près du ravin !

 

Personne n'a parié un rouble que j'irais vite.

On m'a demandé:  Ne perds pas de temps sans raison !

Essaie de savoir si la Terre a une limite

Si on peut repousser les horizons.

 

J'enroule les kilomètres aux cardans,

Je ne me laisserai pas tirer dessus en montant.

Mais les commandes refusent, les freins ont lâché !

Et l'horizon, en route, je l'ai raté.

 

1971

 

 

65. JE NE VOGUERAI PLUS

 

 

Je suis gros-Jean comme devant, je ne peux plus m'en aller.

Le sol m'a mis chaînes et fers aux pieds

Indifférents aux passerelles, à tout jamais,

Mes officiers à terre ont débarqué.

 

C'en est fini, je ne voguerai plus.

Au port, plus de rendez-vous.

Aujourd'hui, je suis en surplus,

Désarmé et sans le sou.

 

Mes chansons aujourd'hui sont vides et désertiques.

Elles ont toujours plus de trous, plus de plaies.

Mes officiers ont tous enlevé leurs tuniques

Comme si c'était leur peau qu'ils arrachaient.

 

C'en est fini, je ne voguerai plus.

Au port, plus de rendez-vous.

Ah ! La retraite absolue !

J'en ai la gorge qui se noue.

 

Les capitaines diront: “ Ne sois pas attristé !”

Je ne suis pas triste, je hurle tel un loup.

Ce ne sont pas mes chansons seules que vous avez emportées,

C’est mon âme que vous avez prise avec vous.

 

Dans les ports vous accueillaient des foules d’amis sincères.

Je partageais vos lauriers à mon tour,

M’imaginant descendre moi aussi à terre

Dans ces Le Havre, ces Tokyo, ces Hambourg.

 

C'en est fini, je ne voguerai plus.

Au port, plus de rendez-vous.

Ah ! La retraite absolue !

J'en ai la gorge qui se noue.

 

La mer est bien plus forte que les places, j'espère,

Plus solide que les maisons qu'on bétonne.

L'océan est meilleur enchanteur que la terre.

Je vous retrouverai, à partir de Lisbonne.

 

C'en est fini, je ne voguerai plus.

Au port, plus de rendez-vous.

Aujourd'hui, je suis en surplus,

Déposé et sans le sou.

 

Je rêve de mécaniciens, je rêve de skippers,

La vie tranquille ne les rend pas hystériques.

Les officiers descendent des passerelles des tankers,

Et des cargos, et des transatlantiques.

 

Partir en mer, j'en suis encore capable.

Au port, j'aurai rendez-vous.

La retraite, qu'elle aille au diable,

Avec ma gorge qui se noue !

 

1971

 

 

 

66. JIGOULI

 

 

Il n'y a pas moyen d'expliquer ce cataclysme.

Dans ma petite rue tranquille, je rentrais au logis.

Sur moi, tout arrogant, fonce le capitalisme,

Cachant sa face de fauve derrière une " Jigouli " !

 

Les passages souterrains, je ne les prendrai pas, de fait

Le crissement des freins m'est une romance à trois roupies.

C'est-il pour ça que je suis mort et que j'ai gelé en dix-sept

Pour qu'un propriétaire me nargue en " Jigouli " ?

 

Ce n'est pas un ami, ce n'est pas un allié,

C'est mon fieffé ennemi,

Ce proprio privé à pince-nez

En blanche, grise ou verte " Jigouli " !

 

Ça ne fait rien ! Je reviens à la bonne vieille tactique,

Je prends le maquis. Si je suis absent, qu'est-ce qu'ils peuvent faire !

Cette nuit, j'ai crevé d'un coup trois pneumatiques

Ça allait mieux : j'ai dormi sans somnifère !

 

Pour casser la portière, une perceuse électrique

Et un marteau-piqueur, vas-y, pour percer le toit.

Je ne veux pas qu'on calomnie notre ville soviétique

Où l'on brasse une bière " Jigouli " comme ça !

 

Ce n'est pas un ami, ce n'est pas un allié,

C'est mon fieffé ennemi,

Ce proprio privé à pince-nez

En blanche, grise ou verte " Jigouli " !

 

Et, pour tous mes péchés, je ne serai pas puni :

J'ai conquis tous les droits à l'hosto psychiatrique.

Je te les collerais au mur, moi, tous ces malappris,

Je leur lancerais dessus une benne mécanique !

 

Mais bientôt, je ferai une voiture à moi.

J'ai les pièces. Loin de moi, l'instinct de propriété :

Je la polirai bien, puis, d'un coup, patatras !

Sous les fenêtres de l'hôtel " Métropole " je la briserai .

 

Il y a un hic : c'est à moi ces pièces détachées !

J'ai mal dormi, je n'ai bu que du thé, je ne mange pas …

Je file, je file, au commissariat m'enregistrer

Ah, zut ! une " Moskvitch " m'éclabousse, le scélérat !

 

Ce n'est pas un ami, ce n'est pas un allié,

Ce n'est pas un copain, je t'en fiche,

Ce proprio privé à pince-nez

En blanche, grise ou verte " Moskvitch " !

 

1972

 

 

67. LES MINES

 

 

Enfouis pour des siècles dans notre mémoire

Sont dates, visages et événements.

La mémoire est profonde comme un puisard.

Jette un oeil dedans et, sans retard,

Tu verras ton visage très vaguement.

 

Distinguer la vérité de l’invention,

Seuls des juges impartiaux peuvent le faire.

Attention, pour le passé, attention !

N'allez pas briser le pot de terre.

 

Les uns remuent ça paresseusement,

D'autres se rappellent, sans le faire exprès.

D'autres veulent oublier totalement.

Le passé reste là, vieux gisement

Qu'on ne découvrira jamais, jamais.

 

Les panneaux indicateurs emportés

Par le flux des années hors frontière,

C'est facile de s'égarer dans le passé,

De ne plus trouver de voie en arrière.

 

Ne condamne pas tout de suite, sois patient !

Les gens ont, pour tout, leurs raisons privées.

Ils ne veulent pas cacher, oublier seulement

Car dorment dans l'ombre épaisse des ans

Des mines rouillées, des mines oubliées.

 

Creuser dans les champs de mines du passé,

Il vaut mieux ne pas faire d'erreur, sinon,

Sur un champ de mines, si on vient à se rater,

Non, personne n'en a réchappé, non.

 

Une secousse : les aiguilles vont démarrer

Et les nerfs des gens ne sont pas d’acier.

Ça va exploser, se dégoupiller.

Ah, le détonateur, si les gens le trouvaient

Et, avant l'explosion, pouvaient l'ôter.

 

La terre, sous les fleurs, dort tranquillement.

Il s'y trouve encor des mines qui dorment.

Des mains expertes les retirent doucement

Et les font exploser loin des hommes.

 

1971

 

 

 

68. NE TOURNEZ PAS AUTOUR DU POT

 

 

A toutes vos questions, je répondrai totalement,

Je donnerai satisfaction à votre curiosité.

Oui, ma femme est française, assurément

Mais par ses origines, pas de doute, russe, elle l'est.

 

Non, pour le moment, je n'ai pas de maîtresses.

Est-ce que j'en aurai ? Pour l'heure, ça ne me tente pas.

Il y a deux ans que je ne suis plus en état d'ivresse.

Est-ce que je reboirai ? Je ne suis pas sûr, je ne sais pas.

 

Mais non, je ne vis pas près de Sokol.

Pour Paris, c'est encore trop tôt.

Posez des questions directes, ma parole !

Ne tournez pas autour du pot !

 

Je veux bien répondre à votre examen

Comme au pope à l'église quand on va se confesser.

Votre salive coule sur votre calepin.

Les questions vont porter sur la chambre à coucher.

 

Je l'aurais parié. Le reporter susurre,

Tout rouge : "Vous avez changé de femme souvent ?"

Comme s’il avait regardé par la serrure,

Ou faisait sous le lit des enregistrements.

 

Mais non, je ne vis pas près de Sokol.

Pour Paris, c'est encore trop tôt.

Posez des questions directes, ma parole !

Ne tournez pas autour du pot !

 

Maintenant, passons au plus important.

Un qui était debout, dans un coin, indécis,

Demande : "Que vouliez-vous dire vraiment

Dans cette chanson-là et dans ce vers précis ?"

 

Ma réponse : "Esope ne renaît pas en moi.

Je n'ai pas de tour en poche. Ne vous agitez plus.

Ce que je voulais dire, je l'ai dit, voilà.

Je retourne mes poches. Vous êtes convaincus ?"

 

Mais non, je ne vis pas près de Sokol.

Pour Paris, c'est encore trop tôt.

Posez des questions directes, ma parole !

Ne tournez pas autour du pot !

 

1971

 

 

 

69. SUR "LA CHASSE AUX LOUPS"

  

     

Fini le temps des préludes, des introductions.

Tout va très bien, je ne mens pas, c’est du sérieux.

Les grosses légumes m'invitent à la maison

Pour que je leur chante "La chasse aux loups" chez eux.

        

Peut-être l'a-t-il entendue par la fenêtre

Ou peut-être bien que les gosses ont ramené ça.

Va t'y fier. Mais il a une cassette,

Ce camarade, un responsable lambda.

        

Et, délaissant le bavardage quotidien

De la famille, dans la lumière tamisée,

Tout bas pour que n’entendent pas les voisins,

Il a appuyé sur le bouton « Play ».

        

Les derniers mots n'étaient pas clairs du tout,

(C’est une mauvaise copie qu’on lui a donnée)

Il a pu entendre "La chasse aux loups"

Et quelque chose d’autre sur la face B.

        

Après avoir écouté jusqu'au bout,

Très en colère que les derniers mots manquaient

Il téléphone : "L'auteur de la chasse aux loups,

Convoquez-le demain à mon cabinet !"

        

Pour m'encourager, je n’ai pas bu de vin.

Et réprimant mon hoquet pour qu’il passe,

Sur le perron, du début à la fin,

J'ai donc hurlé cette chanson sur la "Chasse".

 

Ses enfants l'ont prié, selon toute vraisemblance,

De paraître aimable, et il m'a souri,

Il m'a écouté avec bienveillance

Et, même, à la fin, il m'a applaudi.

        

Et faisant tinter les verres et la vodka

Qu’il venait d’extraire d’une étagère à livres,

Il a lâché : "Mais, il chante sur moi,

Sur nous, nous tous ! Qu’est-ce que c’est que ces loups, fichtre?"

 

Bien sûr, maintenant, c'est fini, attendons.

Trois ans déjà, cinq rappels par jour, debout.

Les grosses légumes m'invitent à la maison

Pour que je leur chante chez eux "La Chasse aux Loups".

 

1971

 

 

 

70. LES ARMEES DU PRINTEMPS

 

 

Perçant une brèche dans la quiétude

Le printemps a attaqué.

Alors les toits exsudent

Leurs langues enneigées.

Le printemps crève-la-faim

Montre les crocs, menaçant.

Comme de la langue d'un chien,

La bave des toits descend.

 

Aspirant au succès, les armées printanières

Sur les cartes, tracent des flèches droites. Tout est au clair.

Et les guerriers, dans leurs célestes armures légères,

Enfoncent les blanches troupes de l'hiver.

 

Se réjouir est prématuré!

Le général Hiver

Ne cédera pas sans lutter

Ses places fortes sans rien faire.

Tapi, sous le drapeau blanc,

Il rassemble ses régiments.

Et soudain, sournoisement,

Le gel frappe de flanc.

 

Le combat continue, en un sort capricieux,

Là, lumière et ruisseaux, là, ténèbres, frimas

Et les guerriers, dans leurs armures légères des cieux,

Avec des pertes, se replient du combat.

 

Le gel frapperait, peut-être,

Mais il ne se contient pas.

Il mène avec la tempête

Des noces, un vrai sabbat.

Les volets ont claqué:

Le vent qui fait la foire

S’est bien vite empressé

De fêter la victoire.

 

A l’arrière, on parle de succès, dans le camp de l’hiver.

Des ténèbres parviennent des rapports effrontés.

Mais les guerriers, dans leurs célestes armures légères,

Au royaume hivernal, enfoncent des coins ferrés.

 

La poigne du soleil chaud,

Et cela où que l’on soit,

Se resserre, sans un mot

Sur la gorge des frimas.

Le miracle ne pourra se faire.

La neige n’est plus qu’en pans.

Les armées de l'hiver

Hissent partout le drapeau blanc;

 

Et plus loin, vers le nord, l'offensive recommence.

L'eau s'est mise à chanter, tout en se réveillant.

Le printemps inéluctable, comme une renaissance,

Il est indispensable, parce qu’il est le printemps.

 

Ceux qui vivaient bien, hier

Dans le froid, s'aiguisent les dents

Et versent des larmes aux gouttières,

Des tuyaux d'écoulement.

Mais leur prix n'est pas très élevé

A l'étal des camelots.

Le printemps nous est envoyé

Sur la terre, de plus haut.

 

Juste deux mots aux soldats, bien qu'ils soient victorieux.

Ne rangez pas vos armes dans quelque coffre-fort

Car vos armures légères des cieux,

L'année prochaine, elles serviront encore.

 

1972

 

 

 

71. AU PROFOND DES FORETS

 

 

Les animaux galopent dans les forêts

Non pour le gîte et le couvert, non par peur.

En bandes joyeuses, jour et nuit, sans arrêt,

Ils recherchent les chasseurs.

Ils en oublient leur terreur ancestrale

Et s'imaginent que tout leur est possible.

Face au danger, ils s'arrachent les poils,

S'écroulent à la renverse, feu sur la cible !

 

Combien sont-ils au profond des forêts ?

Hurlant à pleines dents, toujours rugissants,

Combien bondissant et combien déjà gisant

Dans les maquis, les taillis, les fourrés ?

 

Tous les poissons nagent à contre-courant.

On peut à peine enfoncer l'aviron.

Combien veulent aller directement

Dans le plat ou dans le poêlon !

Le poisson a le sang froid, ce n'est pas de la viande.

La nasse, l'hameçon, le filet lui sourient.

Il veut aller se réchauffer sur la cendre.

C'est que la mer lui sort par les ouïes.

 

Combien sont-ils au profond des marées

Qui nagent tous en rang, en masse pullulant,

Cannibales souvent, méchants, mal portants,

Dans les maquis, les taillis, les fourrés ?

 

Les oiseaux volent à tire d'aile vers le plomb.

Ils sont devenus débrouillards en somme

Et les oies sauvages jeûnent, dirait-on,

Pour se faire farcir aux pommes.

L'aigle lui-même, quand il est à la chasse,

Crie à sa proie sans défense : "Attention !"

Il se suicide au zénith, le rapace,

Par simple chute, sans attendre le plomb.

 

Combien sont-ils au profond des forêts,

D'oiseaux consentants, tués à bout portant,

Plongeant et planant, virant à tous les vents,

Dans les maquis, les taillis, les fourrés ?

 

La bête à fourrure ne porte pas de manteau,

Elle saute dans le piège ou le vivarium.

Pour peu, elle bondirait hors de sa peau,

Pour mieux réchauffer les hommes.

On n'y pense pas assez. Les bêtes prises

Par leurs fourrures nous donnent volontairement

Des milliers de centaines de devises,

Des milliers de milliers de notre argent.

 

Combien sont-ils au profond des forêts

A verser leur sang, offrant gracieusement

Leur cuir résistant, vivant et luisant

Dans les maquis, les taillis, les fourrés ?

 

Il fait bien sombre au profond des forêts,

Hurlant à pleines dents, toujours rugissants,

Combien de ruminants se reproduisant,

Combien de serpents, de reptiles gluants,

D'oiseaux noirs et blancs ou au plumage éclatant ?

Combien de tire-au-flanc et d'autres sémillants

Qui savent flairer le vent, changer leur veste à temps ?

Combien de veaux bêlant, de molosses aboyant

Combien de rampant se vendant à l'encan ?

Combien d'abstinents au profond des forêts,

Sobres et tempérants au fin fond des bosquets,

De reptiles écœurants ou de fous volants,

De serviles assistants et d'autres dirigeants,

Marcescents, manants, mendiants et mentant

Dans les maquis, les taillis, les fourrés ?

 

On pourra manger le poisson tout cru,

Les fourrures sont nettes. Pas de plomb dans le gibier.

On ne se cassera pas les dents dessus.

C'est bien. Pas besoin de tirer.

Tous les chasseurs ont un blanc tablier

Et une pancarte : "Non-Violent". C'est normal.

Dans cette réserve, une seule réserve : ne pas tuer.

C'est ce qu'on appelle un parc national.

 

Combien sont-ils au profond des forêts,

De mâtons mâtonnant et de surveillants,

De bergers allemands s'autocensurant,

Qui ratent le but en tirant, des presque mourants,

Polluant, des beuglant du ban et de l'arrière-ban,

Qui gardent même au repos leur air lénifiant.

Tant, à l'heure du bilan, de prétendus savants,

Minables, ratant leur but, malfaisants.

Tant d'autres de peur s'automutilant

Et ceux-là surpris de devenir tyrans.

De langues de serpents ou de poisons violents,

Que d'araignées attendant, suceuses de sang.

Ils sont tous là, frêles ou ventripotents,

Dans les maquis, les taillis, les fourrés.

 

1972

 

 

 

72. LES CABANS NOIRS

Dédié à l'opération d'Evpatoria

 

 

Derrière nous, dans le dos, sont restées crépuscules

Et déboires

Si seulement nous avions  un petit même invisible

Elan

Moi, j'ai envie de croire qu’aujourd’hui nos

Cabans noirs

Vous donneront la possibilité de voir

Le levant

 

Aujourd'hui, ils ont dit : "Il vous faudra mourir

En héros"

D'ac, on va essayer. Faut voir comme les choses vont

Tourner

Et fumant une cigarette étrangère, j’ai pensé

Aussitôt :

"Chacun à sa manière, moi, je veux voir le soleil

Se lever."

 

Etre du commando, pour le sapeur, c'est la gloire

Assurée.

Ne me sautez pas dessus, avec le cran d'arrêt

En main

Ça ne servirait à rien. Moi, même si j'avais la

Gorge tranchée,

Je verrais aujourd'hui l'aurore se lever avant

Ma fin.

 

Partis dans leurs arrières, nous retenant pour ne pas les

Egorger,

On s'est rongé une route et moi, j'ai remarqué

Alors

Un jeune tournesol encore vert, mais déjà

Attiré

Qui tournait son sommet en le dirigeant vers

L'aurore.

 

A six heures trente, je le sais, on laisse dans notre dos

Franchement,

Pas seulement crépuscule et déboires mais aussi un

Sursaut.

Je nettoie en grinçant des dents les barbelés

Inquiétants,

Je n'a pas vu l'aurore, mais j'ai vu que c'était

Bientôt. !

 

Le commando décimé au campement enfin

S'en revient

La seule chose qui compte, c'est le fort qu'on a fait

Sauter,

Moi, j'ai envie de croire que notre sale boulot

Va enfin

Vous offrir le pouvoir de voir libre le soleil

Se lever.

 

1972

 

 

 

73. CAMARADES SAVANTISSIMES

 

 

Camarades savantissimes, thésards bardés de diplômes,

Les x vous font perdre le nord, les zéros vous indisposent.

Vous êtes là à décomposer les molécules en atomes,

Oubliant que, dans les champs, la patate se décompose.

 

Vous extrayez des onguents de tout ce qui est avarié,

Et, au moins dix fois par jour, tellement de racines carrées.

Là-bas, vous vous amusez, comme des fous vous rigolez,

Pendant que se putréfie la pomme de terre sur pied.

 

Jusqu'aux Quatre-Routes, prenez l'autocar,

Et puis au trot, sans rouspéter !

Pour la patate, on a des égards

Quand, sur du sel, il faut la manger.

 

Vous pouvez vous rendre célèbres dans presque toute l'Europe,

Si, avec des bêches, vous montriez ici votre amour de la patrie.

Plutôt que, sur les tumeurs, de vous jeter en cohorte

Ou de taillader les chiens, que c'est une vraie boucherie !

 

Camarades savantissimes, les bagarres au couteau, terminé !

Vos hydrites, vos anhydrites, abandonnez-les là,

Montez dans la bétaillère. Chez nous, à Tambov, allez, venez,

Ils attendront bien une petite journée, tous vos rayons gamma.

 

Jusqu'à Tambov, prenez l'autocar,

Et puis au trot, sans rouspéter !

Pour la patate, on a des égards

Quand, sur du sel, il faut la manger.

 

Chez nous, vous pouvez venir, avec famille et amis,

On s'installera gentiment, et vous direz après :

"Que le Diable emporte les gènes, les chromosomes aussi,

On a rudement bien travaillé, on va bien se reposer."

 

Camarades savantissimes, vous tous, Einstein idolâtrés,

Newton inestimables qu'on aime jusqu’aux sanglots !

Nos pauvres dépouilles mortelles à la terre vont retourner.

La terre, pour elle, c’est égal : apatite ou terreau.

 

Jusqu'aux Quatre-Routes, prenez l'autocar,

Et puis au trot, sans rouspéter !

Pour la patate, on a des égards

Quand, sur du sel, il faut la manger.

 

Allez, venez donc, mes chers, en colonnes ou en escadrons,

Bien que vous soyez chimistes et que vous n’êtes pas des saints,

Car vous allez tous crever sur vos synchrophazotrons,

On a ici le grand air, c’est ventilé dans le coin.

 

Camarades savantissimes, pas de doute, ne soyez pas revêches.

Si jamais quelque chose ne va pas, si ce n’est pas l’effet qu’il faut

On se pointera en cinq sec avec nos fourches, avec nos bêches,

On cogitera une petite journée, on réparera le défaut.

 

1972

 

 

 

74. CELUI QUI N'A PAS TIRE

 

 

Je vous assure que c'est

La stricte vérité.

Moi, dès potron-minet

J'ai été fusillé.

Je m'étais retrouvé là

Comment et par quelles voies ?

Je le sais très bien, mais ça

En parler, moi, je ne préfère pas.

 

Mon sergent-chef m'avait presque sauvé.

Oui, mais quelqu'un voulait que je sois fusillé.

Le bataillon obéit sans broncher,

Mais il y en a un, un qui n'a pas tiré.

 

Mon destin, en effet,

A toujours été truqué.

J’ai caché avoir fait

Un jour un prisonnier.

Mais Souétine, un type très

Bizarre, infatigable,

A pris des notes et fait

Un rapport admirable.

 

Il a sorti hors de l'obscurité

Un beau dossier relié et bien ficelé.

Il n’y avait personne qui eût pu s'opposer.

Si. Il y en a un, celui qui n’a pas tiré.

 

La main est retombée

Et l’ordre retentit: “Feu !”

La salve m'a donné

Quitus pour d'autres lieux.

J'entends : "Il vit, cette engeance-là.

Hosto immédiatement,

Le poteau deux fois, ce n'est pas

Permis par le règlement."

 

Le médecin-major en était stupéfié.

Et, extrayant les balles, ne cessait de siffler.

Dans mon délire, je n'ai fait que discuter

Avec celui qui n'avait pas tiré.

 

Je ne me suis pas soigné

Mais j'ai léché mes plaies

L’hôpital au complet

Me montrait du respect

Tout le sexe faible était

Amoureux de moi, c’est sûr

"Eh, moitié de fusillé,

C’est l’heure de la piqûre !"

 

Mon régiment se couvrait de gloire en Crimée

Et j'envoyais du glucose par paquets

Pour adoucir la lutte dans les tranchées

De celui-là qui n'avait pas tiré.

 

Je buvais du thé et parfois

Avec de l’alcool fort.

Je ne suis pas mort et je dois

Aller rejoindre les renforts,

Dans ma propre unité.

Le capitaine m'a confié :

"Bats-toi. Je ne suis pas à blâmer

Que les gars t'aient loupé"

 

J'étais joyeux mais soudain j'ai hurlé

Comme une bête et j'ai maudit ma destinée.

Un Allemand finit de me fusiller

En tuant celui qui n'avait pas tiré.

 

1972

 

 

 

75. LES CHEVAUX ENTETES

 

 

Le long de l'abîme, au-dessus du gouffre, tout près du bord, tout au bord,

Mes chevaux, de ma cravache, je les exhorte, je les pousse encore.

L'air me manque, le vent me saoûle, dans la brume, à belles dents, je mords.

Je me délecte d'un frisson de mort, je cours à la mort, je cours à la mort !

 

Eh, ralentissez, mes chevaux, allez, ralentissez !

Faites semblant de ne pas entendre mon fouet !

Mais sur quels chevaux suis-je tombé ? Quels chevaux entêtés !

Je n'ai pas eu le temps de vivre, je n'aurai pas celui de chanter.

 

Là, mes chevaux boiront alors,

Là, mon couplet encore

Je le chanterai. Rester un instant encore près du bord ?

 

Je disparaîtrai, duvet sur la main, l'ouragan me balaie,

Dans la neige, au matin, en traîneau, un galop va m’emporter.

Changez donc pour une autre allure, mes chevaux, moins précipitée,

Encore un peu, prolongez la route vers le dernier refuge, le dernier !

 

Eh, ralentissez, mes chevaux, allez, ralentissez !

N'écoutez pas les ordres de mon fouet !

Mais sur quels chevaux suis-je tombé ? Quels chevaux entêtés !

Je n'ai pas eu le temps de vivre, je n'aurai pas celui de chanter.

 

Là, mes chevaux boiront alors,

Là, mon couplet encore

Je le chanterai. Je veux rester encore près du bord ...

 

On est à l'heure. Au rendez-vous de Dieu, il n’est pas de sursis.

Mais qu'est-ce là ? Sont-ce les anges qui ont ces voix qui sonnent faux ?

Ou n'est-ce pas la clochette qui, de sanglots, s'est affaiblie ?

Ou est-ce moi qui hurle aux chevaux d’emporter moins vite mon traîneau ?

 

Eh, ralentissez, mes chevaux, allez, ralentissez !

Ne volez pas au galop, s'il vous plaît.

Mais sur quels chevaux suis-je tombé ? Quels chevaux entêtés !

Je n'ai pas eu le temps de vivre, que n'ai-je au moins celui de chanter.

 

Là, mes chevaux boiront alors,

Là, mon couplet encore

Je le chanterai. Je veux rester encore près du bord ...

 

1972

 

 

 

75. CINQ CENTS KILOMETRES A LA RONDE

 

 

Je serais plutôt un beau gars,

Merci, maman, merci, papa.

Je me sentais bien avec les gens, je ne me disputais pas.

Je ne commandais pas et je ne pliais pas.

Je poursuivais mon chemin tout droit.

Je vivais en secondant ma tête de mes deux bras.

 

Mais il y eut des fuites et des ragots.

Cinq cents autour,  pas un des nôtres,

Dans le bureau, un écriteau “ respecte le temps”, tu vois,

Ils ne font pas dans la dentelle et sans retard,

Te collent des tampons au hasard,

Dans une enveloppe, au diable Vauvert, ils vous envoient.

 

J’ai bourlingué, je reviens chez moi

Avec des années dans le barda.

Elles pèsent sur moi, je ne peux ni les vendre, ni les jeter.

Et sur un chef, je suis tombé

Qui avait du bagout pour recruter

Au-delà de l'Oural, des camions, il en expédiait.

 

La route et, sur la route, le MAZ

Qui s’est embourbé là pleins gaz.

Cabine obscure, le coéquipier se tait trois heures durant.

Il porte la guigne, même en hurlant

Cinq cents bornes derrière, cinq cents devant.

Il interprète la danse du sabre avec ses dents.

 

On connaissait tous deux le trajet

Nuit ou minuit, il fallait rouler.

Ils attendaient, sur le chantier, que l'on arrive

Comme par hasard au Nouvel An.

Cinq cents bornes derrière, cinq cents devant.

Pleins phares en vain, tempête de neige, pas âme qui vive.

 

Il me dit : "Tu n'as qu'à couper le moteur.

Que les phares restent allumés des heures.

Tu peux regarder, on ne peut rien discerner,

Il y a cinq cents bornes autour de nous.

On aura de la neige jusqu'au cou.

Tout sera nivelé. Ils n’auront pas à nous enterrer."

 

Je lui réponds : "Arrête tes fadaises".

Le voilà qui cherche la clé anglaise.

Il me regarde avec des yeux de loup, parfois il était dur.

Qu’importe à cinq cents bornes, tu vois,

Celui des deux qui survivra

Aura raison quand on le mettra au pied du mur.

 

C'était pour moi plus qu'un frangin.

Il m'aurait mangé dans la main.

Mais sa façon de me regarder, ça m'a glacé.

C'est là que j'ai compris que nous

Etions à cinq cents bornes de tout.

Va comprendre qu'il ait oublié notre amitié.

 

Il est descendu à côté.

Je l'ai laissé, je me suis couché.

J'ai rêvé du joyeux bazar tout à mon aise :

On était à cinq cents bornes de tout,

Je cherchais le moyen de sortir du trou,

Mais pas d'issue, rien qu'une entrée, et une mauvaise !

 

La fin est simple. Il y a un tracteur

Et un filin, et un docteur

Qui sont venus nous délivrer, nous et le camion.

Il y avait un autre parcours à faire.

Il est venu me proposer l'affaire,

Je suis sans rancune, je le prendrai comme compagnon.

 

1972

 

 

 

77. LE CLOWN EST MORT

Au clown Enguibarov de la part des spectateurs

 

 

Voleur, le clown ! Il volait une à une

Les minutes tristes ici ou là.

Maquillages, perruques, outils de fortune,

Aux autres clowns, il donnait tout ça.

 

Sous le chapiteau, entre deux numéros,

Sans costume spécial, calme et discret,

Portant parfois bonnet d'âne en chapeau,

Au milieu de nous, il surgissait.

 

C’est qu’on est gaté de pitres chez nous.

On a soif de rire, prompt à payer,

On crie:” c’est un clown, ça, des clous

Si c’en est un, on doit rigoler”

 

On est comme ça. Et pendant qu'on braillait :

"Si tu es en piste, alors sois amusant !"

Pendant ce temps, du coeur, il nous ôtait

Notre tristesse, insensiblement.

 

Ce siècle est le vingtième. Le doute revient

Et, bien sûr, notre cirque est mondial.

A dire vrai, ce clown était chagrin,

Un clown triste et pas vraiment jovial.

 

Lui, impassible et comme avec froideur,

Sans pudeur, en plein jour, à deux mains,

Volait nos peines dans les poches intérieures

De nos âmes revêtues de pourpoints.

 

Estomaqués, nous, alors, on riait,

A s'en briser les paumes, le bissant.

Rien d'amusant dans ce qu’il faisait.

Il prenait sur lui notre abattement.

 

Oui, mais, en badinant, en jacassant,

Notre mime était endolori :

Il le prenait pour lui personnellement,

Le poids de la tristesse d'autrui.

 

Le clown pliait sous le cercle de lumière,

Peines accablantes et lourdes au pesage.

Ses pantomimes se faisaient plus amères

Et les rides plus profondes au visage.

 

Mais nos alarmes, malheurs et accidents

C'est lui qui les puisait par poignées

Comme pour gommer nos douleurs d'enfantement.

Mais pour lui, rien pour se protéger.

 

Nous, on riait, des souffrances, soulagé.

A cette époque, nous étions très gais.

On nous a gentiment dévalisés.

On nous a pris ce qui nous gênait.

 

C’est l’heure ! Et, les genoux cassés,

Il sortait, en pensant ce qu'il voulait.

Le clown, alors, sur la piste, a gagné

Mais aussi, au-delà, triomphait.

 

Bon génie, il a emporté nos péchés

En coulisses. On s'amusait beaucoup.

Tel un essaim,  ces instants volés

Se sont concentrés en lui d'un seul coup.

 

Bougies éteintes par centaines de milliers,

Roulement de tambour, puis, plus rien.

Sur ses épaules, il avait trop chargé

De nos peines et s'est brisé les reins.

 

Les spectateurs (et les artistes parmi eux)

Ont pensé : "Tiens, un ivrogne par terre !"

Dans la dernière pantomime de son jeu,

Le clown avait voulu trop en faire.

 

Il a stoppé, pas au diable Vauvert,

Près de nous, comme couché, fatigué.

Le clown a trop absorbé nos misères

Et ses forces n'a pas su calculer.

 

J’ai toujours marché tout droit sans répit.

Mais j’ai pu me pencher devant le mime.

Ce numéro, ce n’est pas de la comédie

C'est la Mort, la reine des pantomimes.

 

Coupant les entraves aux genoux, ce voleur

Ne volait pas les chevaux, la nuit.

Le clown est mort. Il était chapardeur

Des minutes malheureuses d'autrui.

 

Par vantardise, beaucoup chez nous ont dit,

En résistant: “ On vivra comme ça !"

Le clown alors s'approchait sans un bruit,

Par derrière, en silence ... hop ! voilà !

 

Il a péri, comme si le vent l'emportait.

Ou bien est-ce plaisanterie de zigoto ?

Moi, je n'ai inventé que son bonnet.

Ce clown-là n'avait pas de chapeau.

 

1972

 

 

 

78. LE FUNAMBULE

 

 

Il n’a ni titre, ni stature exceptionnelle.

Ni pour l'argent, ni pour la gloire,

A sa façon peu ordinaire,

Il marchait dans la vie sur une passerelle,

Sur un fil noir, sur un fil noir,

Tendu à mort comme un nerf

 

C'est lui, regardez-le,

Il marche sans filet.

Qu'à droite, il penche un peu :

Et, de lui, c'en est fait.

Qu'à gauche il penche un peu

Et c'est le même destin.

Mais, sans doute, se doit-il, jusqu’à la fin,

De faire les quatre quarts du chemin

 

Les projecteurs le faisaient trébucher

Et, comme des lauriers, lui faisaient mal.

La trompette se rompait comme à l'attaque.

Les cris et les bravos l'assourdissaient

Et les cymbales, et les cymbales,

Comme sur la tête un coup de matraque.

 

C'est lui, regardez-le,

Il marche sans filet

Qu'à droite, il penche un peu :

Et, de lui, c'en est fait.

Qu'à gauche il penche un peu

Et c'est le même destin.

Maintenant, il ne lui reste plus, jusqu’à la fin,

Que faire les trois quarts du chemin

 

Que c'est terrible et beau, comme c'est charmant 

Ces trois minutes contre la mort !

Bouches ouvertes et guettant le péril,

Du parterre le regardaient tristement

Des nains partout, toujours, encore,

Lui semblait-il, sur son fil.

 

C'est lui, regardez-le,

Il marche sans filet

Qu'à droite, il penche un peu :

Et, de lui, c'en est fait.

Qu'à gauche il penche un peu

Et c'est le même destin.

Mais, attention, il faut aller jusqu’à la fin

Et faire la moitié du chemin.

 

Il riait de la gloire imbécile.

Sa place à lui, c'est la première.

Tu peux toujours essayer de l’arrêter !

A vrai dire, il marchait non sur un fil

Mais sur les nerfs, mais sur nos nerfs

Par le tambour exacerbés.

 

C'est lui, regardez-le,

Il marche sans filet.

Qu'à droite, il penche un peu :

Et, de lui, c'en est fait.

Qu'à gauche il penche un peu

Et c'est le même destin.

Mais, taisez-vous, il reste pour tenir jusqu’à la fin

Encore, encore un quart du chemin.

 

Le dompteur a eu le temps de pousser un cri.

Les fauves posent la patte sur la civière.

Le verdict est tombé‚ simplement.

Etait-il distrait ou trop sûr de lui ?

Mais dans la sciure et dans la poussière,

Il a versé ses larmes avec son sang.

 

Et, aujourd'hui, un autre

Avance sans filet,

Un mince câble sous les pieds.

Il tombera, c’est un fait.

Qu'il penche à droite, à gauche,

Et c'est le même destin.

Lui aussi, il ressent l'irrésistible besoin

De faire les quatre quarts du chemin.

 

1972

 

 

79. LE GRAND NORD

Chanson du film "72 degrés en-dessous de zéro"

 

 

Toutes époques, toutes années, tous siècles mélangés,

Tout tend vers la chaleur et fuit vent et froidure.

Pourquoi vers le grand nord, ceux-ci vont-ils s’envoler

Alors que les oiseaux sont supposés aller au sud ?

 

Ils n’ont nul besoin de gloire, de grandeur.

Et le bout de leurs ailes est laqué par la glace.

Et, oiseaux, d’oiseaux ils trouvent leur bonheur,

Comme juste récompense de leur audace.

 

Qu'est-ce qui nous empêchait de vivre, de dormir ?

Qui donc nous a jetés sur la route aux dangers ?

Les aurores boréales sont encore à venir

Elles se produisent rarement : elles sont recherchées !

 

Silence. Seules des mouettes telles des éclairs.

On leur donne à manger dans la main le néant.

A notre silence, en récompense, c’est clair,

Il y aura un son inéluctablement.

 

Cela fait si longtemps que nous rêvons en blanc,

Toutes les autres teintes de la neige se sont fondues.

Nous sommes aveuglés de blancheur depuis longtemps,

Par ses bandes noires, la terre nous redonnera la vue.

 

Lors, notre gorge s’affranchit du silence.

Comme une ombre fondra notre fragilité.

En récompense à nos nuits de désespérance,

Nous aurons le jour polaire dans son éternité.

 

Grand nord, espoir, liberté, pays sans limites,

Neige sans boue, comme une longue vie sans mensonge.

Le corbeau n'ira pas nous caver les orbites

Car, à venir ici nul oiseau de proie ne songe.

 

Celui qui ne croit pas aux prophéties ridicules,

Ne s’allonge pas dans la neige, une seule seconde, *

Verra, en récompense de sa solitude

Quelqu’un venir à sa rencontre.

 

1972

 

* le froid a un pouvoir anesthésiant : à rester allongé dans la neige, on somnole rapidement et l'on s’endort.

 

 

 

80. LES HOMMES SONT PARTIS

Chanson du film " L'instant de vérité "

 

 

C'est ainsi, tous les hommes sont partis,

Ont quitté les semailles en avance,

Des fenêtres, on ne voit plus leur présence,

Dans la poussière des chemins, évanouie.

 

Et les grains tombent des lourds épis,

Larmes des champs qui ne sont pas moissonnés,

Et les vents froids, diligents et coulis,

Dans les fentes se sont coulés.

 

Pressez vos chevaux, nous vous attendons,

Bonne route, bonne route, bonne route !

Que les vents ne vous soient pas contraires mais propices,

Et revenez plus vite dans vos maisons !

Vos rires leur manquent sans doute,

Car le saule pleure et les sorbiers se dessèchent, se ternissent.

 

Dans la chambre, tout là-haut, nous vivons,

Nulle issue à quiconque dans ces appartements,

Seuls l'espérance et l'isolement

Ont pris votre place dans les maisons.

 

Elle a perdu son charme et sa grâce,

La blancheur des chemises aux penderies,

Même les chants anciens nous agacent,

Ils sont d'un mortel ennui.

 

Pressez vos chevaux, nous vous attendons,

Bonne route, bonne route, bonne route !

Que les vents ne vous soient pas contraires mais propices,

Et revenez plus vite dans vos maisons !

Vos rires leur manquent sans doute,

Car le saule pleure et les sorbiers se dessèchent, se ternissent.

 

Nous souffrons de la même affliction,

Chaque jour, toujours plus lancinante,

L'éternelle déchirure se lamente

En écho aux anciennes oraisons.

 

Hommes à pied, hommes à cheval, revenez,

Epuisés, estropiés, mais vivants,

Que le vide des avis de décès

Ne soit pas nos seuls pressentiments.

 

Pressez vos chevaux, nous vous attendons,

Bonne route, bonne route, bonne route !

Que les vents ne vous soient pas contraires mais propices,

Et revenez plus vite dans vos maisons !

Vos rires leur manquent sans doute,

Car le saule pleure et les sorbiers se dessèchent, se ternissent.

 

1972

 

 

 

81. JE VOUS ECRIS

 

 

Merci à vous tous qui voulez correspondre,

Etudiants, ouzbeks ou ouvriers.

Tous ceux à qui je n’ai pu répondre,

Que Dieu vous garde, vous et votre courrier !

 

Que Dieu vous donne deux vies,

Un ami véritable,

La clarté de l'esprit,

Tout le bien souhaitable.

 

Vous avez trouvé des bandes cent fois usées.

Strophe par strophe, mon râle, vous l'avez compris.

Que Dieu vous accorde, mes chers épistoliers,

Le succès, et, dans les bras, de l'énergie.

 

L'un m'écrit que ma voix mue tout le temps,

Tantôt sourde, ou bien rauque, ou elle énerve,

Et, dans les faubourgs, ils me demandent, les gens :

"Volodia, tu ne chantes pas de requiems !"

 

Que faire si je ne sonne pas gai.

D'autres savent tinter. Moi, les mots, je les râle.

L'abondance de bandes de mauvaise qualité

Me nuit plus que la rumeur générale.

 

D'autres demandent : "As-tu été prisonnier ?"

Je n'ai fait aucune guerre, jamais de la vie !

Je vous remercie, mes chers épistoliers,

De m'avoir vraiment aussi mal compris !

 

Mes amis avec qui je n'ai pas fait l'armée

Viennent de la mer, de l'usine ou des prés.

Je vous remercie de m'avoir envoyé

De méchants vers, parfois franchement mauvais.

 

Maintenant je lis : "Mais tu es démodé!

Crève donc, sale type ! Roquet ! Dégage de là !

Que c'est bête d'avoir pendant tellement d'années

Porté aux nues quelqu’un comme toi !"

 

Une lettre encore : "Vous êtes mort de vodka !"

C'est vrai, mort et ressuscité en plus!

"Et vos revenus, hein ? Vous avez de quoi !

A trois roubles la chanson, mais vous êtes Crésus !"

 

Pour des lettres de ce style hautement poli :

« Allez voir sur la Tamise, si j'y suis,

Ou le Nil ! » Merci, mes bons amis, merci,

De n'avoir ménagé l'encre, ni les nuits !

 

Mais, sur la Tamise, j'y suis déjà allé.

J'ai trôné sur la Seine tout comme un chien.

Je réponds comme eux, je ne suis pas grossier.

Je n'ai pas lu leurs lettres jusqu'à la fin.

 

Et sachez que vos louanges, vos compliments,

Vos flatteries, je ne les repousse pas du pied.

Vos lignes, vos lettres, mes chers correspondants

Redressent la route, assèchent les bourbiers.

 

Vous, marins, intellectuels et sergents,

Pas de réponse pour chacun, pardonnez m'en !

Je vous écris des chansons, mes correspondants,

La nuit venue, depuis bientôt dix ans.

 

1972

 

 

 

82. LEUR ORNIERE

 

 

C'est de ma faute. Je me désespère,

Je pleure beaucoup.

Je suis tombé dans une ornière,

Au fond du trou.

Je choisissais tout seul avant

Ce que je voulais faire,

Mais je n'arrive pas dorénavant

A fuir l'ornière.

 

Comme elle en a des bords glissants,

Cette ornière où je suis maintenant.

 

Je maudis ceux qui l'ont creusée,

Bientôt ma patience va éclater.

J’énumère comme le cancre vulgaire

Ma, ta sa, notre, votre, leur ornière.

 

Pourquoi alors, ça ne me convient pas ?

Quel fanfaron !

Car pour l’environnement, ma foi,

Somme toute, c’est bon.

Personne ne tiraille, pas de coups bas,

Nul ne gémit.

Tu veux avancer ? Vas-y, mon gars,

Je vous en prie !

 

Pas de refus du gîte, ni du couvert,

Dans cette confortable ornière.

 

Ça me paraît être une raison suffisante.

Il n’y a pas que moi qui m'en contente.

Roues dans roues, on ne dévie pas d’un pouce !

Et j'irai là où les gens me poussent.

 

Mais il y en a un qui crie, voilà :

"Je veux passer"

Et qui commence, oh, le bêta,

A critiquer.

Voilà ses soupapes et sa culasse

Qui disent amen,

En discutant, il épuise sa

Chaleur humaine

 

Il a usé les bords de l'ornière

Et elle s'est élargie, c'est clair.

 

Mais sa trace à lui disparaît soudain.

Des gars l'ont poussé dans le ravin

Pour qu'il n'empêche pas, nous autres derrière,

D'avancer dans l'étrange ornière.

 

C'est moi maintenant qui suis en panne :

Plus d'allumage.

J'avance par à-coups, tu parles

D'un voyage !

Il faudrait sortir, tout soulever,

Pas d’énergie.

Sans doute quelqu’un va s’approcher

Me sortir d’ici….

 

Pas un coup de main. J'ai attendu

Au fond de l'ornière inconnue.

 

Ah, j'ai craché argile et rouille tant et plus,

Au fond de cette ornière inconnue.

Et comme je suis tout seul à la creuser,

Chez les autres, l’espérance, je l’ai tuée.

 

Je suis trempé de sueur et j'ai

Dû prendre froid

Mais j'ai avancé assez

Sur des bouts de bois.

Au printemps, les rus envahirent

La clairière.

Il y a peut-être moyen de sortir

De l'ornière.

 

Ca y est ! Mes pneus crachent la boue

Au fond de l'ornière, au fond du trou.

 

Eh, vous qui suivez, faites comme moi !

Mon ornière à moi, ce n'est pas pour les autres !

Je veux dire : "ne me suivez pas !"

Vous n'avez qu'à vous faire la vôtre.

 

1972

 

 

 

 

83. MICHKA SCHIEFFMANN

 

 

Michka Schiefmann, il a de l’esprit,

D’un coup, il a une vision:

«Qu’est-ce qu’on voit, qu’il me dit

A part la télévision ?

Tu regardes un concours à Sopot*

Et tu avales la poussière

Et n’importe quel oiseau

A son visa pour Israël !»

 

Michka aussi m’a communiqué

En route pour la banlieue :

«Golda Meir, je l’ai chopée

A la radio, et par hasard »

Et tellement qu’il racontait,

Comme c’était joli d’y vivre,

Que pour un peu j’allais tomber

Dans les pattes de Tel Aviv.

 

Au début, je n'étais pas saoul,

J'ai répondu par deux fois :

«Moshé Dayan, entre nous,

N’a qu’un oeil, il est sournois.

Agressif, c’est un vaurien,

Un vrai pharaon.

Mais l’agression, d’où c’est qu’elle vient,

Je n’en ai pas la moindre notion.»

 

Il ne tombe pas en extase, Michka,

Après avoir bu un litre.

Et il dit : «tu sais bien, mon gars,

Qu’ils nous ont chassés d'Egypte,

Pardonner un tel affront :

Alors là, il n’y a pas de risque.

Je veux aller laver la honte

Avec la naissance du Christ»

 

Michka me prend par le bras,

«J’ai besoin de compagnie !

On n’est pas seulement, toi et moi,

Bonjour, bonsoir, on est amis.

On se baladera comme des pèlerins,

On aura le cœur à vide.

La banlieue, on s’en fiche bien.

Allons à Tel Aviv !»

 

Je lui dis: «ça, c’est tout moi,

Tu m’as sauvé une fois du port.

Mais, il y a un hic, vois-tu là,

Moi, je suis russe sur le passeport.

On est russe de père en fils,

Mon aïeul est de Samara.

Le plus juif de ma famille,

Ce doit être ce Tatar-là.»

 

Michka Schieffmann, faut pas le toucher.

De douter, il n’a pas de raison :

Des Juifs, il en a une flopée

A chaque génération.

Son grand-père paralytique

Est un ex des blouses blanches.

Chez moi, c'est antisémite,

Antisémite, à chaque branche.

 

Il est toubib, soudain il reste coi.

En Israël, il fait vilain temps :

Des gynécos, ils en ont, tu vois,

Presque autant, que de chiens errants !

Pour les dentistes, il n’y a pas de futur :

Il n’y a pas assez d'ouvrage.

Où trouver pour tous des dentures?

Pour ça qu’il y a du chômage.

 

Mon Michka crie : «On y va,

Les visas, qu'à cela ne tienne

Au moins, la mer, par là-bas,

Elle est israélienne».

Le Michka, quand il a le blues

Il vaut mieux être de son bord.

J'ai bu encore un petit coup

Et je lui ai dit : «D'accord».

 

Dans le bureau, le rang est long.

Oh, au moins cent personnes.

A Michka, on a dit : «Non»,

Et à moi, on me le donne.

Il dit: «Il  y a eu erreur,

C'est moi le Juif, ici»

On lui répond : «Et ta sœur ?,

Dégage, tu nous ennuies.»

 

Une question torture Micha :

«Qui c'est l'ennemi intérieur ?»

La réponse est simple; mon gars

Il n’y en a pas deux, d’ailleurs.

Je suis ok, je crache trois fois.

Michka, à la vodka, il trinque.

Il dit qu’il a pas eu le visa

A cause de la rubrique 5.**

 

1972

 

Notes :

* : ville près de Gdansk où l'on organise chaque année depuis 1961 un concours international de la chanson de variété

** : La rubrique 5 sur les formulaires concernait la nationalité des parents. C’était souvent, paraît-il, un motif de refus.

 

 

 

84. MON HAMLET

 

 

Bien peu de vers pour pouvoir m'expliquer !

Je ne saurais avoir sur tout autorité....

On m'a conçu, bien sûr, dans le péché,

La sueur, les nerfs, une nuit de jeunes mariés.

 

M'arrachant à la terre, je savais

Que plus haut nous sommes, plus sévère l’on est.

Mon destin de roi, calme, je le suivais

Et me conduisais en prince héritier.

 

Tout était à mon gré, je le savais,

Jamais d'échec, d'aléa, de revers.

Comme leurs pères la couronne, ils me servaient,

Mes amis d'école, d’épée, mes frères.

 

Je ne pensais pas ce que je disais,

Je lançais mes mots comme ça, au vent.

Ils m’ont cru et ainsi je commandais

Les fils des gens haut placés, des puissants.

 

Les gardiens de nuit nous épouvantaient.

Comme de variole, les temps, de nous, souffraient.

Je mangeais au couteau ma viande, dormais

Par terre. Mon cheval, je l'éperonnais.

 

Je savais qu'on me dirait de régner.

Le destin m'avait marqué au front d’un sceau.

Enivré dans les harnais ciselés,

J'acceptais la rudesse des livres, des mots.

 

Je savais sourire des lèvres seulement,

J’ai su cacher mon regard cruel, sardonique,

Grâce à un bouffon qui me l’apprend.

Le clown est mort ! Amen ! Pauvre Yorrick !

 

J'ai refusé le partage des trésors,

Privilèges, butin, célébrité.

Soudain, j'ai eu pitié du page mort

Et je parcourais les vertes cépées.

 

L'instinct de chasse me mettait en colère,

Je détestais et meutes et coursiers.

Un fauve blessé m'a fait faire marche arrière.

Rabatteurs et veneurs, je les ai fouettés.

 

Jour après jour, je voyais que nos jeux

Ressemblaient davantage à des excès.

Dans les eaux d'égout, la nuit, mystérieux,

Des ordures du jour, je me nettoyais.

 

Jour après jour, plus mûr, toujours plus bête.

Les intrigues domestiques, je n’en avais cure.

L'époque ne me plaisait pas, ni, en fait,

Mes contemporains. Je plongeais dans la lecture.

 

Ma tête, araignée avide de savoirs,

Concevait tout : mouvement, inertie.

Bêtises que les idées, les sciences, les arts,

Quand, alentour, tout dit leur démenti !

 

Le fil des amis d'enfance s'est coupé,

Le fil d'Ariane, en réalité, un schème.

Par « être ou ne pas être », j'étais stoppé

Comme par un insoluble dilemme.

 

Eternelle, la mer des malheurs bat sa cadence.

On y lance nos flèches, glumes au tamis,

Vannant, à chercher une réponse transparente

A cette question quintessenciée, inouie.

 

L'appel des anciens s'entend, étouffé.

Je l'ai suivi. Les doutes venaient derrière.

Les pensées lourdes vers le haut m'ont tiré.

Vers le bas, la tombe ... les ailes de la chair.

 

En alliage fragile, le temps m'a trempé.

A peine refroidi, il s'émiettait.

J'ai versé mon sang, comme tout le monde l'a fait.

La vengeance, comme eux, je m'y suis résigné.

 

C'est une chute, mon envol avant la mort.

Je ne veux pas de pourrissement ! Ophélie !

Par le crime, j'égalais celui, alors,

Avec lequel, dans la même terre, je gis.

 

Je suis Hamlet. La violence, je n'en veux pas.

Moi, sur la couronne danoise, j'ai craché.

Mais, à leurs yeux, je voulais être roi

Et mon rival, je l'ai massacré.

 

Un vrai délire, cette éruption géniale.

La mort voit la vie comme une malfaçon.

Tous, nous posons une réponse déloyale

Sans jamais trouver la bonne question.

 

1972

 

 

 

85. NOUS FAISONS TOURNER LA TERRE

 

 

De la frontière, à reculons, nous avions fait tourner

La Terre, état initial.

Mais, notre commandant, à l'endroit, l'a relancé

En s'arc-boutant du pied sur l'Oural.

 

Et puis, on nous donna, enfin, l'ordre d'avancer,

De ramasser nos cliques et nos claques finalement.

On se rappelle. Sur ses pas, le soleil revenait,

Pour un peu, il se couchait au levant.

 

Nous ne mesurons pas la Terre de nos pas

En piétinant les fleurs inutilement,

Avec nos bottes, nous la repoussons comme ça,

Loin devant, loin devant.

 

Les meules de foin au vent d'est sont courbées,

Les bêtes se serrent au rocher, craintives.

Nous avons dévié l'axe de la Terre sans levier

En changeant la direction de l'offensive.

 

Qu'importe si le ponant s'est trouvé déplacé.

C'est un conte pour adultes, le Jugement Dernier.

Nos régiments de relève en marche font tourner

La Terre où bon leur semble, selon leur gré.

 

Nous rampons, enlaçant les taupinières,

Etreignant à contre-coeur les cailloux

Et du genou, on repousse la Terre

Loin de nous, loin de nous.

 

On ne pourrait trouver, ici, même en cherchant,

De gens levant en l'air les mains.

L'importance des corps est sensible aux vivants,

Comme boucliers, nous nous servons des défunts.

 

Ce plomb stupide trouvera-t-il à tout coup qui tuer ?

D'où viendra-t-il, de face ou de l'arrière ?

Aux avant-postes, quelqu'un là-bas s'est effondré

Et instantanément s'est figée la Terre.

 

Mes jambes, derrière, je les laisse traîner

Tout en pleurant les victimes du combat.

La Terre, de mes ongles, je la fais tourner,

Loin de moi, loin de moi !

 

Quelqu'un s'est mis debout, fit un salut profond.

Une balle stoppa d'un coup son geste.

Mais vers l'ouest, vers l'ouest rampe le bataillon

Pour que le soleil se lève enfin à l'est.

 

A plat ventre dans la boue, dans l'odeur des marais,

Nous fermons les yeux aux puanteurs infectes.

Le soleil se déplace normalement, désormais,

Parce que nous fonçons vers l'ouest.

 

Nos pieds, nos mains sont-ils en place ?  Vraiment ?

Comme à la noce, on boit la rosée à petits coups.

Avec l'herbe, nous tirons la Terre de nos dents

Droit sur nous, de dessous, loin de nous !

 

1972

 

 

 

86. LA PERMISSION           

Chanson du film «Une fois seul »

 

 

J’ai parcouru prés de la moitié de la terre,

Debout et sur le ventre dans les combats

Et, pour services rendus, par convoi sanitaire,

On me ramène vers l’arrière jusque chez moi.

 

On me dépose sur le seuil natal,

En camion, juste devant la maison.

J’en suis resté muet: une fumée anormale

Sur le toit s’élevait de curieuse façon.

 

Les fenêtres semblaient craindre d'oser me regarder.

On n’est pas heureux de revoir le soldat.

Ma femme, sur mon torse, en larmes, ne s’est pas jetée.

Elle joint les mains, puis rentre dans l’isba.

 

Puis les chiens, dans les chaînes, ont hurlé.

J'ai avancé dans l'obscurité.

Dans une chose pas à moi, je me suis pris les pieds,

J'ai ouvert. J’en ai eu les jambes coupées.

 

A ma table, à ma place, il y avait, bien assis,

Un nouveau maître de maison peu aimable.

Et il portait ma veste, ma femme près de lui.

C’est pourquoi les chiens aboyaient, que diable.

 

C’est dire pendant que j'étais sous le feu,

Que je courais sans une minute de gaîté,

Il a mis ses affaires chez moi et peu à peu,

A son goût, il a tout arrangé.

 

On marchait avec Dieu, avec le dieu de la guerre,

L'artillerie nous a bien protégés.

Mais la balle mortelle m'a atteint par derrière

Et dans le cœur, par traîtrise, m'est restée.

 

Courbé à angle droit, j'ai salué,

J'ai fait appel à ma volonté :

"Camarades, je suis revenu, excusez,

Par erreur, sur un seuil étranger.

 

Je vous souhaite paix, amour et du pain sur la table,

Que la paix règne dans cette maison".

Il n’a pas prêté l’oreille, il était peu affable,

Mais, sans doute, il avait ses raisons.

 

Le parquet non repeint a tremblé.

Comme tantôt, la porte, je ne l'ai pas claquée.

Les fenêtres se sont ouvertes lorsque je m’éloignais :

Elles semblaient coupables de me laisser.

 

1972

 

 

 

87. LES PONTS ONT BRULE

 

 

Les ponts ont brûlé, les gués se sont creusés,

On ne voit que des crânes, on est si serrés.

Les issues sont bloquées, tout comme les entrées,

Il n’est qu'un chemin, de la foule emprunté.

 

Comme des paires de chevaux rompus au harnais,

Pour se prouver que le monde est exigu,

Dans un cercle vicieux, ils vont sans arrêt.

Le cercle est large et le centre est perdu.

 

Sous la pluie s'estompe la palette tombée.

Dans la polonaise, les galops sont venus.

Ni parfums, ni fleurs, ni rythmes, ni tonalité

Et même l'oxygène, de l'air, a disparu.

 

Nulle folie ni inspiration du reste

Jamais n'arrêtera ce tournoiement.

Le mouvement perpétuel, ne serait-ce

Que cette sempiternelle marche en avant ?

 

1972

 

 

 

88. REVOLUTION A TIOUMEN

 

 

On ne croit pas seulement aux dieux, dur comme fer !

Extraire le pétrole ne se fera pas sans mal.

Car se libérer des fers de la terre,

C'est le but des révolutions non sociales.

 

Comme dans du beurre, le trépan plonge dans le marais.

Le prince des ténèbres, on le fera abdiquer !

Nous ferons une saignée à la terre, oui, mais,

Ce sera, de fait, pour la soulager.

 

Dans le cri des sirènes, sous les treuils sifflants,

Pas mûrs pour les bravos, on attend derrière.

Mais l'heure approche, des grands changements

Et des situations révolutionnaires.

 

Dans cette lutte, on n'a pas d'ennemi de classe.

Seuls, sous terre, s'entendent les courants pétroliers.

Mais les strates résistent, les strates tenaces.

Toujours ces persistances des vieilles mentalités.

 

Comme des bambous, les derricks prospèrent.

Soudain, on a su cette simple vérité :

On n'a pas de pétrole, mais le sel de la Terre.

Et, à belles dents, le sel, on l'a mangé.

 

Le pouls de la Terre augmente. Son sol, on le blesse.

Ses forces s’amenuisent, douleur indicible.

Le pétrole, de sa matrice, lance un S.O.S,

Laissant échapper sa soif d’être libre.

 

Soignant cette douleur, nous, on observait

Dans l'éclat du cuivre et le parfum des fleurs :

Ce n'est pas du sel de cuisine, c'est vrai,

C'est des larmes d'hommes et c'est de la sueur.

 

Les trépans s'enfoncent, diamants dans l'abysse

Et le pétrole lance en geysers les idées,

Devient l'énergie des masses productrices,

Ceci au sens propre comme au sens figuré.

 

Joie de la victoire, n'éteins pas le flambeau.

Concasseur à sabots, laisse le rythme aller.

On détourne dans l'Ob le pétrole de trop

Tant que l'oléoduc n’est pas installé.

 

Que faire quand ça coule hors de l'orifice

Plus fort que les sources où boivent les ovins,

Quelle révolution sans un sacrifice

Qui plus est, sans un sacrifice d'humains ?

 

Ils peuvent dire que je juge légèrement

Mais cette idée fut pour moi stupéfaction :

La théorie du "Grand Bond en Avant"

A Tioumen a reçu sa démonstration.

 

Que mes vers ne soient qu'au tiers avérés,

Que je sois un peu faible dans la démonstration,

Qu’importe, le pétrole est libre, je dois chanter

Ici, à Tioumen, cette nouvelle révolution.

 

1972

 

 

89. LES VICTIMES DE LA TELE

 

 

La Télé ! Accordez-moi une tribune, peut-être,

ça s'entendra, comme ça, quand je hurlerai.

Ce n’est pas une fenêtre, je ne crache pas par la fenêtre,

Plutôt une porte qui donne sur le monde entier.

 

On a chez soi un vrai tour d'horizon,

Repos en Crimée, tempête et typhon,

Episode sept du feuilleton, je peux manger,

Car je n’ai vu aucun des six premiers.

 

J'ai déjà fini la première bouteille,

Dans le poste, ils plongent  mais ce ne sont que les entrées :

A vingt heures, il y a "Allez les demoiselles"

En petits tabliers, c'est à devenir cinglé !

 

J’ai une maison et puis, j’ai la télé.

Je suis malheureux de tout le malheur du monde.

Et je respire l’atmosphère du monde entier.

Et puis, je peux voir Nixon avec sa blonde.

 

Ah, te voilà donc, chef d'Etat étranger,

En tête à tête, yeux dans yeux, à un mètre.

Je déplace un peu du pied le tabouret,

Avec le Chef, me voilà en tête-à-tête.

 

Les ouvriers de choc de l'usine à pain

Jusqu'à vingt heures donnent dans la cuisson,

Puis l'émission "Les petits gars", enfin,

Qui tirent, qui sautent, c'est à y perdre la raison !

 

Si tu ne regardes pas, ne sois pas éloquent

Ou, pour le moins, de Dieu oublié.

Tu ne sauras pas qu"On recherche des talents"

Et tu ne sauras pas qui c'est qui est doué !

 

Tiens, voilà le match de foot URSS-R.F.A.

On est de la même pointure, Müller et moi.

Crampes, chocs, entorses et ensuite interviews,

C’est bien le règlement : ils ne peuvent pas boire un coup.

 

Puis quelqu’un part concourir à Varna,

Il me faut trois paies à moi pour y aller.

Heureusement, revoilà "Les petits gars"

Qu'est-ce qu'ils galopent ! C'est à devenir cinglé !

 

Comment convaincre Nastia, cette entêtée,

Qui veut le samedi qu’on sorte au ciné.

Elle dit que je suis obnubilé

Par cette boîte pour les dégénérés.

 

En effet, c’est exact ! Je rentre chez nous.

Qu'est-ce que je vois ? Nixon et Pompidou.

Je prends une bouteille : Richard n’en veut pas une goutte,

Georges à la tienne, le dernier pour la route !

 

La réalité est encore plus chic que ça :

Au quatrième litre, sur le balcon, j’ai vu

"Aux demoiselles" et "Aux petits gars",

On refile une prime à l’ONU.

 

Et puis, ensuite, dans mon asile fermé

Où c’est, hélas, assommant question service,

Je continue à regarder la télé

Et je manifeste pour Angela Davis.

 

J'écoute -ne pleure pas- tout va dans la Taïga,

Il est fini le match URSS-R.F.A,

Cent misérables sont emmenés en prison,

Mahomaev * chante avec des violons.

 

La réalité est plus cauchemardeuse que ça :

On a deux postes, vas-y,  tourne les boutons,

Avec "Les demoiselles", avec "Les petits gars"

Pas de danger qu'on y perde la raison !

 

1972

 

* Muslim Mahomaev : auteur-compositeur pour enfants de 1962 à 1975 et baryton à l’opéra de Bakou (Azerbaidjan) depuis 1977.

 

 

9. POUR MOI

 

 

Pour moi, ma fiancée pleurera d’émotion,

Et pour moi, les copains règleront l’impayé,

Et pour moi, les autres chanteront mes chansons,

Peut-être bien que mes ennemis boiront à ma santé.

 

Les bouquins qu'on me donne ne m'intéressent pas,

Ma guitare est sans corde, je n’en ai même pas une,

Je n'ai pas droit à plus haut, je n'ai pas droit à plus bas,

Je n'ai pas droit au soleil, je n'ai pas droit à la lune.

 

Je n’ai plus de droit, de liberté, soit,

Je peux juste aller de la porte au mur,

C'est interdit à gauche, c'est interdit à droite,

Juste un morceau de ciel, juste un rêve qui dure.

 

Rêve de ma sortie, le cadenas enlevé,

Ma guitare que l’on va me redonner.

Qui va donc m'accueillir ? Comment serai-je embrassé ?

Et quelles chansons va-t-on me chanter ?

 

1963

 

 

90. BANQUET DE FIANÇAILLES

 

 

Chez les voisins, c'est festin de roi,

Et les convives font le poids.

Et la voisine, raide comme la loi,

Descend au cellier.

Cadenas, clés, bruit de ferraille,

Elle sort les paniers de victuailles,

S’affaire près du poêle en émail,

Tire le cendrier.

 

Et moi, ce n’est pas les ennuis qui me ménagent :

Mon potager ne donne rien, le bétail diminue,

C’est le poêle qui fume à cause du mauvais tirage

Ou j’ai la joue qui gonfle tant et plus.

 

Là-bas, ils ont de la viande dans leur soupe,

Le village résonne du bruit de leur bouche.

Couverte d'acné, ça ne fait pas de doute,

La fiancée est mûre.

Ils veulent en mettre plein la vue, les bougres.

Par invité, au moins cent roubles.

Le fiancé maigrichon se trémousse

Et chante en mesure.

 

Tirant leur chaîne, mes chiens se mettent à hurler,

Au milieu de la nuit, soudain comme des loups.

J'ai des ampoules grosses comme des oeufs aux pieds

A piétiner le parquet de bout en bout.

 

Chez les voisins, comme on boit vite !

Pourquoi ne pas boire si on t'invite

Et pas chanter, si c'est gratis,

Si on se sent comme chez soi ?

Ma femme enceinte a ses humeurs,

Mes oies n’ont pas mangé à cette heure.

Il s'agit bien de ces oies de malheur.

En somme, rien ne va.

 

Et puis, chez moi, il y a des cafards par milliers,

Comme un damné, je leur tape dessus, mais peine perdue.

J'ai un furoncle qui m'est sorti, je ne peux plus me lever.

Faudrait bêcher mais même assis, je ne pourrais plus.

 

Voilà le voisin qui est venu me chercher.

C'est par pitié qu'il m'a appelé.

Ben, moi, pour sûr que j'ai refusé.

Le voilà qui remet ça.

"Un litre, qu'il dit, tu vas le siffler".

Et comme de juste, ça m'a calmé

J'y suis allé, j'ai bu, mangé,

Sans trop de résultat.

 

Et au milieu de cette frénésie,

Je susurre en douce quelque chose au fiancé :

En coup de vent, le voilà qui s'enfuit.

La fiancée est en larmes sur le palier.

 

Le voisin hurle: “le peuple c’est moi”.

Il se dit respectueux de la loi :

Que si tu ne manges pas, ben, tu ne bois pas,

Et il vide son verre.

Tout le monde sursaute, se retourne déjà,

Mais vient le reprendre alors un gars :

"Celui qui ne travaille pas, il ne mange pas,

Tu confonds, petit père".

 

Je reste assis, une morue dans le veston,

Pour chasser demain ma future gueule de bois,

Tenant dans mes bras mon vieil accordéon :

C'est lui qu'on a invité plutôt que moi.

 

Le voisin a bu son deuxième litre.

L'air abruti, regarde par la vitre,

Tout-à-coup, il veut que je fasse le pitre :

"Ben, pourquoi qu'on trinque ?"

Voilà soudain qu'on me prend par le bras,

Deux solides, deux fiers-à-bras :

"Joue donc et chante, vas-y, mon gars !"

Sinon, on t'esquinte"

 

Déjà, l'ambiance au point de non-retour,

Déjà, la promise qui se cuitait en douce,

Et je chantais, je chantais les beaux jours,

Quand, comme facteur, je me la coulais douce.

 

Puis après la soupe de brochet,

Il y a eu des abattis de poulet.

Puis, on a attrapé le fiancé,

On l'a longtemps battu.

Puis on est allé dans l'isba

Danser, puis, faire un pugilat

Et, de nos amitiés, on a

Fait la croix dessus.

 

Et, dans mon coin, un litre de gnôle en main,

Tour à tour mauvais, riant, gémissant,

Je pense soudain : "Avec qui je boirai demain

Parmi ceux avec qui je bois maintenant ?"

 

Au petit matin, tout est serein,

On se cale les joues d'un morceau de pain,

Sans gueule de bois, entre deux vins,

Des vivres, il y en a des tonnes.

Personne ne vous aboie dans le cœur.

Le chien se morfond pendant des heures,

Le poêle en émail de couleur,

Le cendrier fonctionne.

 

Et moi, même lorsque le temps est au beau,

J'ai le blues à l'âme qui se consume à outrance,

Je bois l'eau du puits, je nettoie comme il faut

Mon accordéon et ma femme me tance.

 

1973

 

 

91. LE BOUC EMISSAIRE

 

 

Dans une réserve, je ne sais plus trop où,

Il était une fois un bouc, cornu comme pas un,

Il ne hurlait pas, bien qu'avec des loups,

Mais bêlait des chants parfaitement caprins.

 

Il paissait dans l'herbe verte et s'engraissait les côtelettes

On ne l'entendait jamais dire un mot cru.

Il était aussi utile que du lait de bouc peut-être

Mais, de lui, pourtant, pas d’ennui non plus.

 

Il paissait chez lui, auprès d'un étang

Sans empiéter sur les terres étrangères.

On le remarqua, ce bouc hésitant

Et il fut choisi comme bouc émissaire.

 

Par exemple, l'ours, braillard et voyou,

Joue à un quidam un vrai tour de cochon.

Vite, on cherche le bouc, on le frappe, on le secoue,

On le cogne sur les cornes et entre, pour de bon…

 

Il ne s’opposait pas à la violence ni au mal, ce bouc gris.

Il prenait les coups, joyeux et fiérot,

Et l'ours lui-même dit : "Les gars, je suis fier du bouc, pardi,

Cette gueule de bouc est un vrai héros."

 

Ils soignaient le bouc comme un héritier.

Il fut interdit, comme chose nécessaire,

Sur le territoire de cette forêt,

De laisser partir le bouc émissaire.

 

Le bouc s'amusait à ses sauts de cabri

Mais il commença à se dévergonder.

Un nœud à la barbe, en catimini,

Un jour, il traita le loup de saleté.

 

La dernière fois qu'il reçut son habituelle raclée

Parce que les loups avaient trop joué des dents,

Par pur hasard, comme un ours, il s'était mis à grogner,

Mais personne alors ne nota l'incident.

 

Tandis que les fauves se battaient entre eux,

Dans toute la réserve, s'imposa l'idée

Que le bouc émissaire était plus précieux

Que tous les renards et les ursidés.

 

Le bouc entend ça et croit que c'est vrai.

"Eh, les noirs et blancs, eh, les bruns, qu'il crie,

Votre ration de loups, je vais vous l'enlever,

Vos privilèges d'ours, sachez que c'est fini.

 

Ma véritable "tête de bouc", je vais enfin vous la montrer

Je vais vous disposer dans ma hiérarchie,

Je vous ferai tourner sur mes cornes, et c'est moi qui vous placerai

Et je vous décrierai dans le monde ainsi.

 

Sans être pardonné, chacun crèvera,

Chacun d'entre vous va manger de la terre !

Pour la rémission des péchés, c'est moi

Qui jugerai, je suis le bouc émissaire ! "

 

Dans une réserve, je ne sais plus trop où,

C'est le bouc qui mène le bal comme avant.

Il vit et il hurle avec tous les loups,

Comme les ours, il grogne, ce bouc, maintenant.

 

Remontant les manches, les cabris se sont enhardis

Jusqu'à arracher des poils aux louveteaux.

Pourquoi se gêner maintenant si leur chef est investi

Du pouvoir par le roi des animaux !

 

Il sent soudain, que ses cornes sont acérées

Et une inspiration du bouc apparaître.

Les gloutons, les ours, ils les a changés,

Les renards, les loups itou, en boucs émissaires.

 

1973

 

 

92. LE CIRQUE CONJUGAL

 

 

- Regarde, Ivan, vise les clowns, leur visage,

On leur recoudrait le museau ...

Ivan, tu as vu, mais tu as vu le maquillage ?

Et leur voix, comme des alcoolos.

 

Celui-là, il ressemble, Ivan, pas vrai,

Au beau-frère, le même assoiffé,

Hein, comment non ? Mais il faut regarder.

Ivan, c’est vrai !

 

- Ecoute, Zina, laisse mon beau-frère, tu veux,

C'est un parent, même s'il est ce qu'il est.

Cigarettes et rimmel, tu ne vaux pas mieux,

Si tu me cherches, tu vas me trouver !

 

Zina, au lieu de bavarder,

A l’entr’acte va donc au magasin.

Quoi ? Tu n’iras pas ? Bon, ben, j'irai,

Pousse-toi un brin.

 

Regarde, Ivan, les drôles de nains !

C’est du jersey, pas de la cheviotte.

Chez nous, à la fabrique N°5,

Ça ne risque pas qu’on couse de la sorte !

 

Et toi, Ivan, non, mais tu vois

La dégaine des copains que tu as.

Avant le jour, ils boivent déjà,

Et quel jaja !

 

Ils sont peut-être pas habillés de tergal, mes amis,

Mais ils ne prennent pas l’argent de la maison,

S'ils boivent des cochonneries, c'est par économie,

Dès le matin, c’est vrai, mais c'est leurs ronds.

 

Zina, tes copines passent leur temps

A se tricoter des galurins.

Avec leurs binettes qui suent l’ennui

Tu t’abrutis !

 

- Regarde, Ivan, tu as vu les perroquets !

Je vais hurler de rire, nom de delà.

Qui c'est, celui-là, en maillot, maigrelet ?

Ivan, j'en voudrais un comme ça.

 

Pas vrai, Ivan, en fin de trimestre,

Tu m’en bricoleras un, vraiment ?

Ben quoi, "arrête" ? Toujours "arrête",

ça devient vexant !

 

- Tu ferais mieux de te taire, je crois,

Ma prime, elle est passée à l'as.

Au boulot, tu as écrit pour te plaindre de moi.

Ne mens pas, j'ai vu ta paperasse !

 

Et puis, ce maillot que tu me montres

Si tu le mettais, ça serait la honte.

Il en faudrait dix toises, je me trompe ?

Tu as fait les comptes ?

 

- Ivan, les acrobates! Je meurs de peur

Vois comme il tourne ! Gonflé, le gars !

Camarade Satikov, notre directeur,

Au club, il galopait comme ça.

 

Ivan, tu rentres à la maison,

Tu manges et tu t’affales sur le divan,

Ou bien tu pestes quand tu n’es pas rond

C'est vrai Ivan,.

 

- Zina, tu me pousses à dire des grossièretés,

Tu cherches toujours à vexer les autres !

Tu fais des pirouettes toute la journée,

Tu rentres chez toi, ben là, tu te poses !

 

Et puis, faut dire, bien sûr, Zina,

J’ai toujours envie de faire des achats,

Mais c'est parce qu’il y a mes potes là-bas,

Tout seul, je ne bois pas !

 

- Et la gymnaste, tu as vu comme elle excelle,

Elle a des heures de vol pourtant.

Dans notre salon de thé “l’hirondelle”,

La serveuse en fait autant.

 

Et Lisa, lors du déménagement,

La caissière du Parc de Culture,*

Tu lui as fait du rentre-dedans

Mais elle, c'est vrai, elle a de l'allure.

 

Au lieu de brailler, si on allait

Pour les vacances à Erivan ?

Pourquoi "arrête" ? Je ne peux pas parler ?

ça devient vexant.

 

1973

 

* Parc de la Culture et des Loisirs Maxime-Gorki à Moscou.

 

 

93. L'ECHO FUSILLE

chanson du film «  Le seul chemin »

 

     

Dans le silence des cols où le roc au vent n'offre pas de prise,

Pas de prise,

Sur ces escarpements où ne s'est jamais risqué personne

-mais risqué personne,

Dans ces montagnes, vivait insouciant un écho, un écho,

Qui, libre,

Ici, répondait à l'appel,

L'appel des hommes.

        

Et quand la solitude comme une boule te noue la gorge,

Noue la gorge,

Que ta plainte étouffée à peine audible bascule dans le vide,

Bascule dans le vide,

Ton appel au secours, l'écho le soulève, le soulève,

De toutes ses forces,

L'amplifie et, avec soin, de ses mains,

Il le guide.

        

Des hommes sans rien d'humain, de drogue et de pavot enivrés,

Enivrés,

Pour faire cesser ce vacarme de sabots et de chevaux qui se cabrent

-vaux qui se cabrent,

Sont venus faire taire, assassiner le vivant, le vivant

Défilé,

Le ligotent, le bâillonnent et de coups,

Ils le frappent.

        

Toute la nuit ont duré le joyeux carnage et les coups,

Et les coups,

Mais on est resté sourd à ses cris désespérés,

Cris désespérés.

Alors, au lever du jour, ils ont fusillé, fusillé

L'écho.

Et jaillirent comme des larmes des pierres de ses parois

Blessées

Et jaillirent comme des pierres des larmes de ses parois

Blessées.

 

1973

 

 

94. INSTRUCTIONS AVANT DE PARTIR A L'ETRANGER

ou UNE DEMI-HEURE AU SOVIET LOCAL

 

 

A la forge, hier, j’ai fini :

Deux plans que j'avais étamés.

Et, de l’usine, je bénéficie

D'un voyage à l'étranger.

 

Une douche, plus de cambouis, ni de sueur,

J’avale en vitesse du poisson froid

Et j'écoute ce que dit l'instructeur

Sur ce qu'on peut faire et ce qu'on ne peut pas.

 

Chez eux, pour l'heure, le niveau de vie est plus haut

Et pour que je n'aille pas faire là-bas le zozo,

Il me donne à lire une brochure de bout en bout,

Que je n’aille pas vivre là-bas en andouille, comme chez nous.

 

Il me parlait comme à un frère

De l'Occident sans vergogne,

De ces démocrates populaires,

A Budapest, en Pologne :

 

"Ils mènent un genre de vie curieux.

Nous, on ne les comprend pas, en effet.

Essaie, mon gars, un tant soit peu

De leur montrer du respect.

 

Si on te propose de la vodka, répliquer :

«non, démocrates, non, les gars, je veux du thé !»

Détourne-toi résolument de leurs cadeaux :

Des bricoles comme ça, on en a des kilos"

 

Il a dit : "tu auras la vie facile

Mets de côté, mange des biscottes.

Attention, ne fais pas l'imbécile,

Ne va pas mourir de faim mon pote !

 

Chez les Tchèques, à Budapest,

Il ne faut pas de vue que tu perdes :

Ils peuvent dire : "buvez-mangez" et le reste

Mais ils peuvent dire aussi "et... non"

 

Je me promènerai sur le marché en Hongrie.

Les Allemandes et les Roumaines, je leur souris.

"Les belles démocrates, m’ont convaincu mes amis,

Ne tirent pas des citoyens soviétiques un radis"

 

"Mais cette engeance bourgeoise

A la trace vous suit partout.

Et les liens hors du mariage,

Il faut les fuir par-dessus tout.

 

Leurs espionnes au large torse

On ne peut pas les mettre dehors.

Dans ce domaine, tu leur rétorques

Qu’on a déjà fini à cette heure.

 

Elles peuvent opérer aussi, sous le manteau,

Prendre le train, transformées en mecs costauds,

En se bourrant de Semtex le bassin.

Tu ferais bien de vérifier le sexe de ton voisin"

 

Et je lui dis, voulant le piéger :

"C'est que j'ai peur, moi, de faire une gaffe!

Et comment que je fais - la main au panier ?

Sûr, je vais me ramasser des baffes…"

 

Mais l'instructeur est fin renard.

Sur lui, tu te casseras les dents.

Et le bourrage de crâne repart

Sur le perfide Occident.

 

Je m'en vais maintenant tout expliquer aux ignares :

C'est à Budapest que je vais visiter les Bulgares.

Si, là-bas, de questions on te presse, tu éludes.

Pas de bagarres. Si c'est l'inverse, tu discutes !

 

De leur langue, je ne sais un traître mot,

Ni truc, ni machin, rien de rien !

Mais j'emmène mon marteau :

Je pourrai en convaincre plus d'un.

 

Zut, je ne suis pas agitateur,

Je suis chaudronnier de père en fils.

Je n’irai pas à Oulan-Bator,

Chez les Polonais, je m'en fiche.

 

Le soir, près de ma femme, je ne trouve pas le sommeil :"Douss, eh, Douss,

Et, si au lieu d'y aller, je me tirais en douce.

On n'est pas fait du même alliage, je vais me casser

Je connais que dalle de leur langage, comment jacter !"

 

Ma Doussia dort comme un bébé,

Des bigoudis plein les cheveux.

Elle me répond toute ensommeillée :

"Colas, ne te fais pas de bile, tu veux.

 

Tu ne vas pas me dire que tu as les chocottes,

Sinon, je divorce. Là, tu pousses,

Vingt ans que nous vivons côte à côte,

Et tout le temps "Douss, eh, Douss !

 

Oubliée, bien sûr, ta promesse, on dirait,

Que tu me ramènerais du Bengladesh une toile cirée.

Ne râle pas et, avec quelques roupies mises à gauche,

Achète-moi ce que tu veux, deux fois rien, mais quelque chose."

 

Je m'endors, serrant la taille

De Doussia, ma tendre moitié.

Je rêve : je me forge une cotte de maille,

Un écu et une épée.

 

Ils se mesurent, là, à d'autres toises.

Tu ne comprends pas : ils te mangent tout cru.

Et je me mets à rêver de Hongroises

Avec pétoires et toutes velues.

 

Je rêve d'une toile cirée couleur beige

Et de ces espionnes rusées du Bengladesh.

Je préfère plutôt, à Dieu vat, les Roumains

A ce qu'on dit, ils sont de la Volga : des voisins.

 

Voilà bien la nature féminine !

Elle m'accompagne en chantant.

Mes chemises comme sorties d'usine

Repassées, toutes fraîches, s'entend.

 

Au revoir donc, mon cher vieil atelier

Jusqu’au dernier clou que je chéris !

Au revoir donc, normes réalisées

Que j'ai pulvérisées à l'envi !

 

On a bu: dans mes veines, l'alcool fort qui toquait.

Sur la route de l'aéroport, j'ai le hoquet.

La passerelle. Dans mon dos, il y a quelqu’un qui aboie :

"Pour qui donc que tu nous quittes, Nicolas ?".

 

1973

 

 

95. JE N'AI PAS SOMMEIL

 

 

Je veille, mais un songe prémonitoire me tance.

J'avale des pilules, espérant dormir.

Je ne m'habituerai pas à devoir m'infléchir.

Les organisations, les chefs, les instances

M'ont déclaré une guerre ouverte, je pense,

Parce que j'ai rompu le silence,

Hurlant, dans le pays pour mettre en évidence

Que je ne suis pas un simple rayon de roue !, pour dire

Que j’éprouve un malaise, que je ne peux pas dormir,

Parce qu'à l'étranger, lorsqu'ils veulent produire,

En émissions, mes vieilles chansons de malfrat,

Ils considèrent devoir s'excuser et prévenir :

"C'est sans son accord, c'est nous, et caetera ... !"

Pour quoi encore ? Pour mon épouse, peut-être: que, voilà,

Ben, il ne pouvait pas en marier une vraie de chez nous ?

Que chez les capitalistes, je me glisse à tout coup.

Qu'aller au fond, je n’en ai pas le goût,

Que j'en ai écrit, et plus d’une, des chansons,

Sur la lutte contre le fritz que nous combattions,

Sur le soldat tombé sur les fortifications,

Alors que, de la guerre, je n’ai pas la moindre idée.

Ils crient que la lune, je la leur ai volée,

Et que de leur voler autre chose, je ne vais pas oublier.

Et les rumeurs derrière les rumeurs vont courir.

Ah, je n'ai pas sommeil ! Pourquoi ne puis-je pas dormir ?

Non ! Je me saoulerai pas ! Je tendrai la main

Et d'une croix, je réduirai mon testament à rien.

Sans oublier en même temps de me signer.

Et j'écrirai une chanson, et plusieurs, tiens,

Dans laquelle j’en maudirai quelques-uns,

Mais je n'oublierai pas, bien bas, de saluer

Tous ceux qui ont écrit pour que je n’ose m’allonger!

Même si la coupe est amère, je ne lâcherai rien.

 

1973

 

 

96. JE T'AIME MAINTENANT

 

 

Je t'aime maintenant

Pas caché, librement

A tes feux je me brûle, pas hier, ni demain.

En pleurant, en riant,

Je t'aime maintenant.

Le passé, je n'en veux pas, le futur, je n'en sais rien.

Aimer, c'est, au passé

Plus triste qu'un mausolée

La tendresse me rogne les ailes et m'empêtre

Bien que le poète des poètes ait noté :

"Je vous aimais, l'amour encore, qui sait, peut être ...

 

Synonyme de chute, de défoliation,

Il y a, là, pitié, et quelque dérision

Comme envers un monarque qu'on a démis,

Pour ce qui a disparu, une compassion

Ou une aspiration qui manque d'impulsion

Et des "je t'aime" auxquels on ne se fie.

 

Je t'aime maintenant,

Sans déboire, purement.

Mon âge, j'y tiens. Mes veines, je ne vais pas les ouvrir !

A point nommé, dans la durée, l'instant,

Je ne vis pas du passé, le futur n’est pas mon délire.

 

A la nage ou à gué,

Coupe-moi la tête, j'irai

A toi, boulets pesants et lourdes chaînes aux pieds.

Seulement ne fais pas l’erreur de m'obliger,

Après "je t'aime" à dire : "et je ne serai....".

 

Que d'amertume, bizarrement, dans ce futur,

Diablerie ou d’un faussaire la signature,

Issue de secours pour un désengagement

Au fond du verre, transparent cyanure

Ou comme une gifle au présent qui dure,

La mise en doute que je t'aime maintenant.

 

Je vois un rêve français

Pléthore de formes conjuguées

Où le futur est différent et le passé.

Au poteau de la honte, je suis cloué,

A la barrière des langues interpellé.

 

Ah, écart des parlers,

Qui rime avec "loupé"

A deux cherchons l'issue, et on va la trouver.

Je t'aime aussi dans les temps composés:

Le présent-futur et le présent-passé.

 

1973

 

 

97. LE MONUMENT

 

 

J’étais très svelte quand j’étais encore en vie.

Les mots, les balles, cela ne m'effrayait pas,

Je ne rentrais pas dans les cadres donnés.

C'est vrai, mais depuis que je repose ici,

On m'a courbé, on m'a rendu stropiat :

Au piédestal, Achille est soudé.

 

Ma chair de granit, je ne peux pas la secouer,

Ni de la base arracher mes assises,

C'est mon talon, mon talon d'Achille.

Et l'armature de fer de mes côtes soudées

Dans le ciment est mortellement prise :

Dans mes vertèbres, seuls des frissons filent.

 

Je me vantais de ma toise insolite,

Jaugez encore !

Je ne savais pas qu'on allait me rétrécir

Après ma mort.

Dans le cadre courant, je suis introduit :

Ils ont gagné.

Ma toise à moi, ma toise mal dégrossie,

Ils l'ont redressée.

 

Et quand, à décéder, je me suis décidé,

Un masque mortuaire fut pris vivement,

Par les membres de ma famille en hâte

Et je ne sais pas qui leur a suggéré

De dégauchir du plâtre complètement

Mes pommettes haut perchées d'Asiate.

 

Je n'aurais pas osé le rêver, ni le penser

Et je croyais que ça ne me menaçait pas

De paraître plus mort qu'un macchabée.

La surface sur le moule était toute lustrée

Et un ennui d'outre-tombe glissa

Doucement de mon sourire édenté.

 

J’ai tiré profit toute ma vie durant

De ces carnassiers.

Ceux qui approchaient le gabarit courant,

Y renonçaient.

Dans la salle d'eau, pour pouvoir m'enlever

Ce masque-là,

Le fossoyeur est venu et il avait

Une jauge en bois.

 

Et lorsqu'à la fin d'une année tout entière,

Pour couronner ma rectification,

Le monument réduit se dressa

Devant une énorme affluence populaire,

Ils l'inaugurèrent avec des chansons,

Des bandes magnétiques avec ma voix.

 

Le silence s'est brisé au-dessus de moi,

Les sons tombaient du haut des haut-parleurs.

Des toits, les projecteurs ont frappé.

Mais cassée par le désespoir, de ma voix,

Les moyens techniques et modernes de l’heure

Ont fait une jolie voix de fausset.

 

Enveloppé dans mon suaire, je restais muet.

Tous, on y sera !

Dans les oreilles des gens, je m'égosillais

D'une voix de castrat.

Linceul ôté, que j'avais rétréci !

Jaugez encore !

Ce n'est pas vrai que vous me voulez ainsi

Après ma mort !

 

Les pas du Commandeur font un bruit mauvais.

Comme à cette époque-là, alors, je pensai

Faire un tour en gémissant, pourquoi pas ?

Et la foule, dans les venelles, a détalé

Quand, en soupirant, j'arrachai un pied

Et que la pierre s'effrita de moi.

 

Je me suis penché, hideux, à découvert.

Mais en tombant, ma peau, je l'ai quittée,

Finissant en barre de fer ma vie.

Et lorsqu'à la fin, je m'écroulai à terre,

J'ai eu le temps, des mégaphones bosselés,

De crier : "On dirait que je vis !"

 

Ma chute m'a entièrement tordu

Et m'a brisé

Mais saillent alors mes pommettes aiguës

Métallisées !

Je n'ai pas su, comme ils le désiraient,

En douce, très vite

Partir et, face au peuple, j’ai échappé

A leur granit.

 

1973

 

 

98. NUL N'EST PROPHETE

 

 

J'ai laissé là mon oeuvre, une vie trépidante, frénétique.

Comme je suis venu, je suis parti. Avec moi, je n'ai rien emporté

Et il est arrivé à son heure, ce terme fatidique.

D'autres choses m'appellent loin derrière les collines bleutées.

 

Dans les ouvrages, on en apprend des sommes.

Mais les vérités se transmettent par ouï-dire.

Nul n'est prophète en son pays, en somme,

Et, dans les autres, ce n'est ni meilleur, ni pire.

 

J'ai été dépouillé, mais je suis heureux que la part du lion

Revienne à ceux auxquels je l'aurais de toute façon donnée.

Sur le parquet ciré, je m'enduis de colophane les talons

Je dois monter l'escalier, prendre la direction du grenier.

 

Nul n'est prophète, tu auras beau les chercher.

Ils sont loin, Mahomet et Zarathoustra.

Nul n'est prophète en son pays, c'est vrai

Et dans les autres, non plus, on ne l’est pas.

 

Je les entends dire en bas, allez savoir, bonté, méchanceté ?

"C'est bien qu'il soit parti. Sans lui, les choses sont plus claires"

A l'angle de l'icône, de la main, je balaie une toile d'araignée,

Je me hâte car, déjà, on selle les chevaux dans la cour, derrière.

 

L'icône s'anime. Je m'arrête, surpris,

J'entends le saint me dire, à haute voix, tristement :

"Nul n'est prophète, vois-tu, en son pays

Et dans les autres, il n’en est pas tellement".

 

Je bondis sur la selle, me confonds au cheval, identique.

J'ai pris le mors aux dents, je ne fais qu’un avec lui désormais.

J'ai quitté ce que je faisais, une vie trépidante, frénétique.

D'autres choses m'appellent loin derrière les collines bleutées.

 

Sous les sabots crissent les épis de blé

Et je les entends murmurer à l'unisson :

"Nul n'est prophète en son pays, c'est vrai

Et dans les autres, ils ne sont pas légion".

 

Je n'ai pas vendu les amis et j'en ai même sauvé un du malheur.

Un seul en a pâti. Plus tard, on mettra nos comptes à jour.

J'ai quitté ce que je faisais, je n'ai laissé ni sang rouge, ni sueur,

Et c'est sans moi que la vie a continué son cours.

 

Nul n'est irremplaçable, alors, chantons

L'office des morts aux gisants, qu'on n'en parle plus.

Nul n'est prophète en son pays, allons,

Et dans les autres, ils ne sont pas nombreux non plus.

 

1973

 

 

99. EN POLOGNE ( CARNET DE ROUTE)

 

 

Ah ! Les routes étroites qui

Virent à angle droit,

Verstes de Biélorussie,

Fondrières ou pas !

Comme des noix, des amandes,

Moi, je les éclate.

On dit que les allemandes

Sont planes et droites.

 

Là-bas, dit-on, elles sont à trois voies

Et pas de panneaux « Achtung » ou bien « Halt ».

Bah ! Après tout, on roulera, on verra,

On sentira, pas la poudre, mais l'asphalte.

 

Les pentes douces, au petit bonheur,

Je les écrase d'un coup.

Dans le liteau de mon cœur,

S'est caché un loup.

Allez, ma meute de roues !

Je vise avec adresse,

J'en finirai avec ce loup,

Quand je verrai le mot « Brest ».

 

A l'eau du puits, je vais me rafraîchir.

Sur le passeport, je montrerai mes visas.

Puis le douanier me fera un sourire

En m'ayant reconnu ... ou bien, comme ça.

 

Après des bêtises variées

Du genre "Qui es-tu ?",

Les barrières se sont levées

En l'air jusqu'aux nues.

Pour sa femme, le douanier prend

Une photo de plus.

On ne nous y voit, seulement,

Que du côté russe !

 

Moi à Paris, à Nice, à Varsovie !

Elles sont là-bas, à portée de main.

Je vais passer la frontière, c'est ainsi :

Je mettrai un terme aux doutes de certains.

 

Ah, chemins glissants tout frais,

Votre tour est là,

Villages polonais,

Aiguillages tout droit,

Les télègues bâchées jusqu’en bas,

L’écaille du pavement,

En polonais, je ne cause pas,

Ma femme, pareillement.

 

On voulait grignoter, se rafraîchir

Et nous nous sommes arrêtés par hasard.

Alors, j'ai dit en russe : "Pardon, messire * !"

Je suis tombé juste, ce qu'il fallait savoir.

 

Ah, nourriture de routiers

Dans très peu de plats !

Je mange, sans rien regarder,

Tout ce qu'il y a.

Sucreries au bout de tout ça.

Ça devrait cesser !

Et moi, sur leur kherbatka,

Je souffle comme sur du thé.

 

Et la serveuse comptait sur un boulier

Comme chez nous. Pourquoi les touristes mentent ?

Et moi, jaugeant les monnaies de toutes sortes,

Je comptais des zlotys en quantité

Et grommelais : "Elle n'y va pas de main morte !"

 

Où sont les chants traditionnels -

Allez tous en piste !-

Et les polonaises si belles,

Eden pour touristes ?

A côté sous la charmille,

Cœur ouvert en plein,

S'amusaient les jeunes filles,

Le râteau en main.

 

"Oui, la Pologne était dans la mêlée,

Nous dit un vieillard, tout en dételant.

Les belles Polonaises n'ont pas pâli, mais

Elles ont péri dans des camps allemands."

 

Le brabant entre comme la

Botte dans la terre.

Les cendres sont toujours là

Sous le fer de l'araire.

La mémoire mise à nu

Est un blême passé :

Les vies qui n'ont pas vécu

Nourrissent les blés.

 

Dans mon cerveau que soudain oppressait

Un anneau d'acier qui se resserrait,

L'hémorragie de Varsovie saignait

En palpitant dans son sang qui coulait.

 

Ils se battaient comme ils pouvaient,

Et nos corps d'armée,

Deux pleines heures, ralentissaient

A proximité.

A l'attaque, ils se ruaient

A marche forcée

Et nos artilleurs pleuraient

Sur leurs chars blindés.

 

L'épisode militaire, vieille trahison,

Dans l'Histoire est entré comme de l’herbe séchée.

Mais ce retard n'est pas oublié, non.

La preuve : très vite, on se met à en parler.

 

Pourquoi ont-ils lanterné

Tous nos régiments ?

Pourquoi ont-ils déjeuné

Ces deux heures durant ?

Parce qu'avec ces tanks trempés

De larmes versées,

Les Yankees et les Anglais,

On les a mouchés ?

 

Les renseignements étaient mal instruits ?

N'ont pas fait leur rapport ? Allez savoir !

Voilà que je lis maintenant "Varsovie",

Je me dépêche, je ne veux pas être en retard.

 

1973

 

* "Prochou pani", ce qui, en polonais, signifie "s'il vous plait, monsieur".

 

 

 

 

100. LA POURSUITE

 

 

Un peu éméché, je passais par les bois.

Mais encore debout, je braillais à pleine voix.

Je savais chanter des rengaines usées :

« Kak loubil ya vass, otchi tchorniyé ! ».

 

Au pas, à toute allure, ou secoué au trot.

L'argile des marais giclait des sabots.

Avec ma salive, j'avale de la boue,

Je tords le cou de la bouteille et j’entonne d’un coup :

 

« Otchi tchorniyé, kak loubil ya vass !»

Mais quand je terminai tout mon stock, hélas,

J'ai secoué la tête, pour y voir plus clair,

J'ai regardé autour. Aïe ! la sale affaire !

 

La forêt devant, muraille sans fin.

Chauvant des oreilles, s'arrêtent mes chevaux.

Où est la clairière ? Où est le chemin ?

Les aiguilles de pin me percent jusqu’aux os.

 

Mon cheval timonier, sors-moi de là, vieux frère.

Où vas-tu, mon vieux ? Pourquoi en arrière ?

Et cette pluie des branches comme empoisonnée.

Un loup plonge sous le ventre de mon bricolier.

 

Ah, bougre d'ivrogne qui me suis enivré les yeux !

La mort qui est là et je ne peux pas me sauver !

On a enlevé un atout de mon jeu,

Et sans cet atout, la mort va gagner !

 

J'ai hurlé aux loups : "Le Diable vous emporte !"

Mes chevaux, cependant, la peur les escorte.

Je les frappe de mon knout, je manie mon fouet

Et je hurle en même temps : "Otchi tchorniyé !".

 

Fouet, sabots, ébrouement, sarabande effrénée !

Les clarines dansent sous l’arceau de bois.

Ah, vous, mes chevaux, je vais vous malmener !

Sauvez-moi, amis ! Ennemis, sauvez-moi !

 

Ça m'a dessaoulé, cette poursuite d'enfer.

On file sur la pente à tombeau ouvert.

On est blancs d'écume, on ruisselle d'effroi.

On retrouve le souffle, on retrouve la voix.

 

Devant mes chevaux fourbus qui ne m'ont pas trahi,

Je me suis agenouillé, je les ai bénis,

Je marche à côté d'eux, j'allège le traîneau.

Je suis sain et sauf. Bénis soient mes chevaux !

 

Combien de disparus, que de rangs clairsemés !

La vie m’a projeté sans atteindre le trait.

Peut-être n'ai-je pas su vraiment vous chanter,

« Otchi tchorniyé », nappe immaculée *.

 

1973

 

*  Ce dernier couplet appartient à une autre chanson du même cycle "qu'a donc cette demeure ?" n° 102. Mais, Vyssotski lui-même jugeait bon de l’ajouter ici lors de ses concerts.

 

 

 

 

101. PREPARE TA TOMBE

 

 

"Prépare ta tombe ou en route, gaiement !".

Le choix qu'on nous laisse est ainsi réduit.

Nous sommes condamnés à vivre lentement.

Par sécurité, une chaîne nous lie.

 

Précipitamment, sans bien regarder,

Certains y ont cru, sans trop s’en faire.

Mais est-ce une vie que d’être enchaîné ?

Mais est-ce un choix si on porte les fers ?

 

Leur sourire indulgent est bien retors,

Comme le philtre de devins un peu cinglés.

Venant des nôtres, devant, c'est la mort.

De derrière, la mort nous vient des étrangers.

 

On a l'âme qui gèle et le corps a froid.

Comme des marionnettes, tout le monde se tait.

Et dans le miroir, en face de soi,

Ricanent l'opprobre et son sourire en biais.

 

Ah, si l'on pouvait fracasser ces chaînes,

Alors, on trancherait la gorge volontiers

De celui qui a pensé que des chaînes

Pouvaient nous lier à cette vie vantée.

 

Est-ce que l'on espère quelque chose vraiment ?

Peut-être la chaîne est-elle trop lourde pour nous ?

De nos mains ferrées, de nos os tremblants

Aux portes du Ciel, pourquoi frappons-nous ?

 

On nous propose une issue à la guerre

Mais à un tarif si démesuré:

La sentence en est une vie entière

D’infamie, de traîtrise, de péché.

 

Mais la vie vaut-elle ce prix outrancier ?

Tout n'est pas fini. Allons-y doucement.

Dans cette grande guerre, même de ce côté

Nous pouvons encore mourir dignement.

 

Nous ne ferons pas nos nids sur la gangrène,

On nous prend trop vite pour de la fange de marais.

Nous ne mourrons pas après une vie de peines :

C’est par une mort digne plutôt que l’on renaît.

 

1973

 

 

 

102. QU'A DONC CETTE DEMEURE ?

 

 

Qu'a donc cette demeure

Engoncée dans le noir

Aux sept vents hurleurs

Menteurs et roublards

Dont toutes les croisées

Donnent sur la crevasse

Et la porte d'entrée

En plein sur l'impasse ?

 

J'ai dételé les chevaux. Pourtant j'étais flapi.

Eh ! Y a-t-il quelqu'un qui pourrait venir m'aider ?

Pas un chat. Seulement une ombre dans l'appentis.

Un charognard au ciel tournoie comme aux aguets.

 

On pénètre là

Comme dans un troquet.

Un client sur trois,

D'avance, me hait.

Ils rechignent, c'est sûr.

Je les embarrasse.

Les icones, au mur,

Sont toutes noires de crasse.

 

Une guitare souffrante gémit de la musique.

Une discussion s'engage, étrange méli-mélo.

Un gamin chapardeur, niais, épileptique,

En cachette, sous la nappe, me montre son couteau.

 

Qui va me répondre ?

Quel est ce taudis ?

Pourquoi est-il sombre

Comme une léproserie ?

Les cierges ont péri,

L'air s'est raréfié,

On a désappris

Chez vous d'exister.

 

Vos portes sont ouvertes, mais vos coeurs sont fermés.

Qui est le maître ici, qu’il paie la tournée !

On me répond : "ça se voit que tu as voyagé,

Tu nous as oubliés, ici, rien n'a changé".

 

C'est d'herbe qu'on se nourrit.

De l'oseille à manger.

Nos coeurs se sont aigris,

Tout "oseillifiés".

Puis à se saouler

Beaucoup se sont mis,

Ont tout fracassé

Et se sont détruits.

 

Pour ne plus voir ces loups, j'ai crevé mes coursiers.

Là où les cierges éclairent, montrez-moi l’endroit,

Montrez-moi cet endroit que j'ai toujours cherché

Où l'on chante sans gémir, où le plancher est plat.

 

Mais, de ces maisons,

Nul n'entend parler.

A vivre à tâtons

On s'est habitué.

Nous, on s'abandonne,

Fielleux, à gémir

Devant les icones

Noircies par la cire !

 

Fuyant l’odeur, les icones accrochées de biais,

J'ai foncé tête baissée, à coups de fouet cinglants

Tout droit devant moi où mes chevaux me guidaient

Où les gens savent vivre, où les gens sont vivants.

 

Combien de disparus, que de rangs clairsemés !

La vie m’a projeté sans atteindre le trait.

Peut-être n'ai-je pas su vraiment vous chanter,

Chanson «les yeux noirs », nappe immaculée.

 

1973

 

 

 

103. SUR LA VOLGA, NOTRE MERE

 

 

Sur la Volga, notre mère,

La Volga nourricière,

Quantité de chalands ploient

Sous leur charge de bois.

Elle n'est pas éreintée,

Elle n'est pas harassée,

Le fardeau paraît léger

Lorsque c'est pour soi.

 

Et au fil de la Volga,

A droite, dans les secousses

Des rapides, j'aperçois

Le rivage en pente douce.

Là, le jonc est tremblotant,

Il se casse par le mitan,

A droite, la rive descend,

A gauche, elle monte brutalement…

 

Des chants, la Volga en sait

Plus durs que ceux des bateliers

Quand son eau fut lacérée

Par les balles ennemies.

Et, alors, sur notre mère,

A coulé notre sang clair,

Il s'est figé à la lisière

En écume brunie.

 

Dans ses eaux douces, des années

Combien de larmes furent versées,

Et les rives abaissées,

Et les rives escarpées

Ont pleuré d'être souillées

Du pas des chevaux ferrés,

Mais les vagues ont léché,

A présent, les méchantes plaies.

 

Que vous est-il arrivé,

A vous, antiques cités ?

Là, près des remparts usés,

Autour des kremlins,

Comme soudain réveillés,

Ils ont jailli par milliers,

De terre, tes chevaliers,

Tous les preux des temps anciens.

 

De leurs pattes toujours ramant,

Les navires péniblement,

De la Caspienne, depuis longtemps,

Tirent les barges en s'échinant,

Tirent, tirent sans regarder,

Et sur de grands espaces,

Derrière les rives escarpées

S'étendent les rives basses.

 

1973

 

 

 

 

104. LA TEMPETE

 

 

En mer, la tempête fait rage.

Tandis que l'écume repasse

Les accrocs sableux de la plage.

De la falaise, j'ai l'image

Des vagues se fracassant la face.

 

J’éprouve pour elles une pitié sincère

De les voir périr,

De loin derrière.

 

J'entends leur râle agonisant

Leur rage de ne pas être invincibles.

A quoi bon prendre un tel élan,

S'enforcir dans l'étranglement,

Et se briser la tête sur la cible ?

 

J’éprouve pour elles une pitié sincère

De les voir périr.

Mais loin derrière.

 

Crinières blanches du destin.

Devant la  mort comme fardés,

Se cabrent les chevaux marins,

A l'appel du martial tocsin,

Puis se brisent, le mufle levé.

 

J’éprouve pour eux une pitié sincère

De les voir périr,

De loin derrière.

 

Et le vent bat les lames dressées,

Ebouriffant les crinières crème,

La vague, à l'écueil, arrêtée

Et, par un croc-en-jambe fauché,

S'effondrera le cheval blême.

 

J’éprouve pour lui une pitié sincère

De le voir périr,

De loin derrière.

 

Mon tour est proche et l'on m'incline,

En me poussant vers l'abîme, à choir.

J'y pense déjà, je l'imagine,

Je me fracasserai l'échine,

Je me briserai la mâchoire.

 

Ils éprouveront  pour moi une pitié sincère

De me voir périr,

De loin derrière.

 

Depuis des siècles, ces spectateurs

Sont sur la plage à regarder,

Attentifs et observateurs,

Les autres se démolir le cœur

Et les vertèbres sur les rochers.

 

Et ils éprouvent une pitié sincère

De les voir périr,

De loin derrière.

 

Aux fonds marins enténébrés,

Là où les cétacés demeurent,

Va naître et bientôt s’élancer

Une vague inimaginée.

Sur la rive elle va déferler

Et elle noiera les spectateurs !

 

J’éprouverai une pitié sincère

De les voir périr,

De loin derrière.

 

1973

 

 

 

105. VOILA TON BILLET 

Chanson du film «  La fuite de MacKinley »

 

 

Voilà ton billet, voilà ton wagon,

C'est le nec plus ultra qui t'est enfin donné

Dans un éden, une illusion

D'un cinéma non-stop trisécularisé.

Tout est fini, il n'y a plus rien

De tes empreintes. La contrebande, il n'y en a pas.

Tu es pur comme un chérubin.

Tu es en seconde, pas en première, mais il y a des draps.

 

Toutes les prophéties sont enfin accomplies.

Le train s'en va dans les nuages. Bonne randonnée !

Oh, comme on a envie, comme on a tous envie

De ne jamais mourir, de juste sommeiller.

 

Le quai terrestre. Arrête tes cris,

Ne gémis pas. Il est sourd à ceux qui résistent.

Un de nous ira au Paradis.

Il rencontrera Dieu, sans doute qu’Il existe.

N'oublie pas de Le saluer.

Et si tu oublies, on fera avec, ne t'en fais pas.

Il nous reste bien peu d'années.

On gigotera, comme c'est la règle, puis on mourra.

 

Toutes les prophéties sont enfin accomplies.

Le train s'en va dans les nuages. Bonne randonnée !

Oh, comme on a envie, comme on a tous envie

De ne jamais mourir, de juste sommeiller.

 

Au paradis, dormir, quelle chance !

On aura bien ici le temps de s’occuper,

Se battre, chanter, vois, moi, je chante

Et d’autres aiment et d’autres pensent aimer.

Dans le néant, ils partiront,

Nos fils, nos petits-fils, les petits-fils de nos fils.

Dieu nous épargne la guerre, sinon

On fera les dindons de la farce de nos arrière-petits-fils.

 

Tu fais le sourd, tu ris de tout ça.

Couché, mon bonhomme, éternellement tu te délasses

Innocemment et sans tracas

Tu t’es trouvé la place parfaite, tu es vraiment un as.

On sera réveillé par un type

Dans un monde où douleur, guerre, cancer, c’est du passé,

Où, de Hong Kong, il n’y aura plus de grippe.

Où tout est prêt, es-tu heureux ? Benêt...

 

Toutes les prophéties sont enfin accomplies.

Le train s'en va dans les nuages. Bonne randonnée.

Oh, comme on a envie, comme on a tous envie

De ne jamais mourir, de juste sommeiller.

 

Voilà le coup de sifflet. Allez adieu.

Bon voyage, garde-toi des malheurs à venir.

Et, si, là-bas, vraiment il y a Dieu,

Transmets-Lui notre salut, tâche de t'en souvenir.

 

1973

 

 

106. LE VOL ARRETE

 

 

Il est des arbres aux fruits immatures,

Immatures,

Un choc sur le tronc les fait choir,

Fait choir.

Il avait de la voix, je vous assure,

Vous assure,

Mais il ne pouvait le savoir,

Savoir.

 

En mésentente avec le sort,

Le sort,

Soit que son étoile lui fit défaut,

Défaut,

Mais les cordes, pourtant tendues à mort,

A mort,

De sa guitare, portaient à faux,

A faux.

 

Il commença d'un " do " pas très ferme,

Sans tenir la note jusqu'à son terme,

Son accord promis à l'oubli,

L'oubli

Et dont personne ne s'inspirera.

Le chat, lui, chasse les souris,

Et le chien aboie.

 

Plaisant, n'est-ce pas que c'est plaisant !

Plaisant !

Ses facéties tombaient à plat

Il aurait voulu goûter au vin, pourtant,

Ses lèvres à la coupe n'allèrent pas.

 

Il remit à peine les choses en cause,

En cause

Lentement, hésitant sur les mots,

Les mots

Telles des gouttes de sueur sur le corps,

Le corps

L'âme lui perlait à fleur de peau,

De peau.

 

Quand vint l'heure du duel à la barre,

La barre

Il n'eut pas le temps d'intervenir,

- venir

Aux règles du jeu, il jeta juste un regard,

Un regard.

Son compte, le juge devait l'ouvrir.

 

Et dans sa quête de la vérité,

A mi-chemin, il fut stoppé,

A mi-espoir, à mi-parcours,

Mi-parcours,

C'est à peine s'il aura creusé.

Et il aima d'un seul amour

Inachevé, inachevé.

 

Plaisant, n'est-ce pas que c'est plaisant !

Plaisant !

Il se dépêchait, mais en vain

Car il aura laissé en plan

Tout ce qu'il n'a pu mener à bien.

 

Je ne mens pas d'un iota, il était,

Etait,

Du style serviteur fidèle,

Fidèle.

Pour elle, sur la neige, il rimait,

Rimait

Mais la neige fond quand vient le dégel,

Dégel.

 

A cette époque, il neigeait dru

- geait dru,

Et l'on avait licence d'écrire.

Pour gober les flocons des nues

Il se décida à courir.

 

Vers elle, dans son carrosse d'argent,

Il se hâtait sans perdre de temps

Sans la prendre, fuyard au galop,

Galop,

Sans la toucher, sans l'effleurer.

Son signe zodiacal, le Taureau

Lapait la froide Voie Lactée.

 

Plaisant, n'est-ce pas que c'est plaisant !

Plaisant !

Quand une seconde manque à tout sol-

- de ou qu'à la fin manque un segment.

Fini le vol, fini le vol,

Fini le vol.

 

Plaisant, vous ne trouvez pas, C'est drôle !

Plaisant pour moi comme pour les autres…

Le cheval au trot, l'oiseau en vol,

A qui la faute ? A qui la faute ?…

 

1973

 

 

107. ZODIAQUE

 

 

Au-dessus de nos têtes, ni gouffre, ni noir

Mais le livre, et du Bien, et du Mal.

Le zodiaque nocturne, nous le couvons du regard,

Ce tango éternel des étoiles.

 

On contemple, la tête rejetée en arrière,

Le silence, le secret, l'éternité.

Les routes des destins, notre vie éphémère,

Sont tracées là, en invisibles repères

Qui peuvent nous garder, nous protéger.

 

Nectar brûlant aux frimas de février,

Tel le saint chrême, douce infusion,

Le Verseau épanche sa belle eau étoilée

Dans le Capricorne au gosier sans fond.

 

Le flot céleste est sinueux, fulgurant,

Aux couleurs de mercure et de sang.

Mais des fers aux brumes de mars s'évadant,

Vers leur frai nagent les Poissons puissants

Remontant les lactés affluents.

 

Le Sagittaire a dardé tous ses traits,

En décembre, il est dolent, chagriné.

Dès lors, le Taureau, sans crainte, peut folâtrer

Dans les clairs pâturages de mai.

 

Du fond de son mois d'août, le Lion affamé

Lorgne le Bélier d'avril de façon bien suspecte.

En juin, ouvrant aux Gémeaux leurs bras légers,

De leur constellation, les jeunes Vierges ont fait

De la Balance, une escarpolette.

 

Les ténèbres sont percées de rais de lumière

Comme le fil d'Ariane, ils sont concrets.

Le cruel Scorpion, le mystérieux Cancer

Sont éloignés de nous, neutralisés.

 

De son zodiaque, l'homme ne s'en plaint mais

Au décri, les étoiles seraient-elles sensibles ?

Ces constellations, au ciel il les a arrachées,

En un métal noble, il les a enchâssées

Et le mystère devint accessible.

 

1973

 

 

 

108. VASSILI CHOUKCHINE *

 

 

Pas encor les glaces, ni le froid.

Rouge est l'obier **, et chaude est la terre.

Mais un homme git en terre, là-bas,

A Novodevitchi, au cimetière.

 

Il devait ignorer la sentence

Que la plèbe oisive aime égrener :

"Celui qui la veut de son plein gré,

La Mort l'attrapera de préférence."

 

Si tel est le cas, ne va pas si vite,

Makarytch, détends-toi, doucement,

Ecris encore, encor médite,

Joue encore, et reste bien vivant.

 

En forçant les hommes même à pleurer,

Il a pris une balle dans le ventre.

Chien fidèle, il est allé s’étendre

Près d’un buisson aux feuilles tendres,

Un obier rouge, si rouge était l’obier.

 

Les plus méritants, la Mort les voit.

Un à un, elle les choisit.

Notre frère est parti pour la nuit.

Il ne s'en sera pas remis :

Il ne s'agite pas, ne s'ennuie pas.

 

Il y aurait "Razine" cette année !

Quel décor, Narotch ***, Onéga?

Les “culs et chemises” ****, fini tout ça!

Ton copain ne sera pas né !

 

Juste une hésitation éphémère,

Le Sort susurra tout à coup :

"A cet Asiate, ôtons le tabou,

Car il a vu au fond du trou

Les messes et les repas funéraires !

 

Cette grande âme au corps attachée,

La bosse chargée d'un poids de surhomme,

Pour lui éviter le fatum,

Il faut tout chaud au lit l'attraper."

 

Après le bain, inéluctablement,

Devant Dieu, sobre, immaculé,

Pour de bon, il a trépassé

Et plus sûrement que sur l’écran.                  

 

Et nous, portant sa dépouille en terre

En hurlant, laissâmes notre ami là,

A l'ombre des bouleaux du cimetière,

Faire la bamboche hors du temps, de la terre...

 

A côté poussait un lilas,

Un lilas d'automne. Nu comme un ver.

 

1974

 

* Vassili Choukchine, écrivain sibérien.

** L'Obier rouge, titre de l'oeuvre la plus connue de Vassili Choukchine.

*** Le lac Narotch se trouve en Biélorussie.

**** "culs et chemises" traduit l'expression populaire sibérienne "pechki-lavotchki" (petits poêles, petits bancs) qui signifie qu'ils ont des relations amicales très fortes. C'est le titre en russe et en français d'un film de Choukchine.

 

 

 

109. BALLADE DE L'AMOUR

Chanson du film "Les flèches de Robin des Bois"

 

        

Quand, dans les limites de leur lit, sont revenus

Tous les flots du Déluge Universel,

Hors de l'écume, abandonnée par la crue,

L'amour vint sans bruit sur la rive nouvelle,

S'évapora avant le temps, sans retenue,                    

Mais, ces temps, il y en avait une kyrielle.

        

Il reste encore des excentriques hors canon

Qui inhalent ce mélange à pleins poumons.

Ils n'en attendent ni blâme ni décoration,

Pensant respirer comme ça tout bonnement.

Soudain, ils tombent en eurythmie, haletant

Du même souffle irrégulier, à l'unisson.

        

Je ferai un nid pour ceux qui s’aiment :

Qu’il chantent à minuit, à midi !

"Je respire" signifie que j’aime ! 

Et "j’aime" signifie que je vis ! 

 

Pendant longtemps, semblable au voilier

Sur la mer, le coeur devra flotter

Avant de savoir combien "aimer"

C'est "respirer" ou bien "exister".

 

Que de traversées à venir, de cheminements,

Le pays de l'amour est une vaste contrée.

Pour mettre à l’épreuve ses chevaliers servants,

L'Amour exigera avec plus de fermeté,

Demandera rupture et éloignement,

Les privera de repos, de sommeil et de paix.

        

Jamais ces insensés ne feront marche arrière !

Ils sont prêts, là, à payer le prix cher,

N'importe quel prix, même à risquer leur vie,

Pour que ne se rompe pas, pour le conserver,

Le fil magique, invisible, inoui

Que les amants ont entre eux déroulé.

        

Beaucoup de ceux qui d’amour se sont enivrés,

Ne répondront pas à l’appel de tes cris.

Propos et billevesées leur ont fait payer

Une note dont le sang est le prix,

Et nous plaçons des chandelles au chevet

De ceux qui sont morts d'un amour inouï.

 

Parmi les fleurs, leurs âmes vont errer, vagabondes,

Et leurs voix à l’unisson se fondre

Pour toujours respirer d’une même respiration,

Se rencontrer, en soupirant d’amour,

Sur les fragiles passerelles, les carrefours,

A la croisée des chemins de la création.

        

Le frais zéphir enivre les amants,

Les élus perdent pied, ressuscitent des morts.

Car si l’on n’a pas aimé, vraiment

On n’a ni vécu, ni respiré, alors.

        

1975

 

 

 

110. BALLADE DE L'ENFANCE

 

 

L'heure de ma conception, je l'oublie,

C'est que j'ai la mémoire éborgnée.

Je fus conçu dans le péché, une nuit

Et je suis né, pas même prématuré.

 

Je naissais sans même avoir souffert.

Ce n'est pas des siècles, après tout, neuf mois.

J'ai fait mon premier temps dans ma mère,

Il n’y avait rien de bien dans cet endroit.

 

Merci à vous, mes anges gardiens,

D'avoir soufflé sur le destin,

Afin que mes parents soudain

Pensent à fabriquer un gamin.

 

A cette époque reculée,

Presque antique maintenant,

Quand de très nombreux condamnés

Erraient sur des itinéraires distants.

 

On les emmenait parfois avant

La nuit même de leur conception.

Mais ils vivent ces joyeux drilles pourtant,

Ma compagnie de gais lurons.

 

De l’avant, pensées mutines, de l’avant !

Et mes mots et mes strophes, allez vite.

J’étrennai la liberté, l’obtenant

Par décret de mil neuf cent trente-huit.

 

Si je tenais celui qui a lambiné,

Je prendrais ma revanche en gredin !

Mais je suis né, j'ai vécu, résisté,

Rue Méchanskaya, juste à la fin.

 

Derrière le mur, mur mitoyen,

Derrière la petite cloison, là,

La voisine et le voisin

Se sirotaient de la vodka.

 

Tous étaient logés pareillement,

Système à couloir, tous serrés

Et pour trente-huit appartements,

Il n'y avait qu'un seul vécé.

 

Ici, on grelottait de froid.

On ne se chauffait pas avec

Le maillot de corps. J’ai appris là,

Quelle est la valeur d’un kopek.

 

La voisine ne craignait pas les sirènes.

Ma mère s'y faisait progressivement,

Et, de toutes ces alertes aériennes,

Je m'en moquais, fort de mes trois ans.

 

Tout ce qui tombe du ciel n'est pas béni.

Et le peuple éteignait les brasiers.

Moi, j'aidais les sauveteurs aussi

Avec mon sable et mon seau troué.

 

Le soleil frappait en trois rais,

Filtré par les trois trous du toit

Sur Kirilovitch Evdokié

Et sur Guissia Mossiyevna.

 

Elle lui demande : - et pour vos fils ? 

- Ils sont portés disparus, en fait

On est de la même famille, Guiss,

Comme nous, vous n'êtes pas épargnés.

 

Comme nous, vous n'êtes pas épargnés.

Vous vous êtes donc russifiés,

Les miens sont portés disparus,

Les vôtres, innocents, sont détenus.

 

J'ai quitté les langes et les biberons.

J'ai grandi, ni oublié, ni rejeté.

Mais on me taquinait : espèce d'avorton !

Bien que je ne sois pas né prématuré.

 

J'essayais d'arracher les camouflages.

On traîne les vaincus ! De quoi a-t-on peur ?

Nos pères, nos frères, sont rentrés de voyage

Chez eux, un «chez eux», parfois, pas le leur.

 

Tante Zina avec sa tunique,

Pleine de dragons et de serpents.

Et chez mon pote Popov Vovtchik,

Le père est revenu triomphant.

 

De ce Japon plein de trophées,

De cette Allemagne des trophées,

Le pays de Cocagne est arrivé

Avec des valises à craquer.

 

J'ai pris à la gare les galons

De mon père comme un nouveau jouet.

De retour de l’évacuation,

Les civils se déversaient sur les quais.

 

Ils se sont habitués, accoutumés.

Ils se sont saoûlés puis dessaoûlés.

Ceux qui attendaient ont cessé de pleurer.

Ceux qui n’attendaient plus, de hurler.

 

Le père de Vitka creuse l’infrastructure

Du métro, on lui a demandé pour quoi faire ?

"Ben, les couloirs se terminent par un mur,

Mais les tunnels mènent à la lumière".

 

Les prophéties paternelles,

Vitka ne les a pas écoutées.

Et de notre galerie, c’est celle

De la prison qu’il a empruntée.

 

D’ailleurs, il était toujours querelleur,

Ne se rendait pas, le dos au mur.

Il est passé par un corridor

Pour finir tout droit contre un mur.

 

Mais les pères, ils ont leurs idées.

Pour ce qui touchait nos attentes,

On commençait à regarder

La vie de façon indépendante.

 

Tous jusqu’à ceux âgés d’à peine un an

Dans les caves, les entresols, les couloirs,

Pour crâner, on allait jusqu'au sang.

Les gars voulaient aller devant les chars.

 

Ils n'ont pas eu droit même au fusil.

A l’apprentissage, respire et gémis.

Pas de danger, pas de risque, mais ils l’ont pris

De faire des couteaux avec des scies.

 

Avec leurs manches de bouchon,

Tricolores, sertis sur les machines,

Ils pénétraient dans les poumons

Déjà noircis de nicotine.

 

Les bagnards morveux longtemps

Sur les chantiers faisaient du troc :

Contre du pain aux prisonniers allemands,

Des couteaux faits de bric et de broc.

 

D’abord c’est aux images qu’on jouait,

Avec les grippe-sous pour du beurre.

Puis, les romantiques s’en sont allés

Par les soupirails comme des voleurs.

 

Au "1", spéculation et affaires.

Sans avoir peur de qui que ce soit,

Elle a fini sa vie, millionnaire,

Tante Maroussia Peresvetova.

 

Chez Maroussia derrière le mur, on jeûnait.

Oui, mais elle buvait en catimini.

Elle est tombée, tout près de l’entrée.

Elle est morte là, ce n’était pas joli..

 

Les bénéfices comme du haschich,

Elle n’a pas supporté, je crois,

Maroussia, Maroussia  la riche,

Tantine Peresvetova.

 

Il n’y avait là rien que de très normal.

Mais si on le voyait, ça choquait par trop.

Une fortune nous faisait mal,

Celle du constructeur du métro.

 

Il casse la porte et vitupère :

"Bandes de morveux, bande de marmots,

Et moi ? Pourquoi ai-je fait la guerre”

Et tout un tas de noms d’oiseaux.

 

Il y avait des caves et du temps d'avance.

C'était l'époque où les prix baissaient.

Les canaux coulaient dans le bon sens

Et arrivaient juste où il fallait.

 

Les fils des anciens lieutenants et majors

Se sont élevés jusqu’aux latitudes du froid.

Car, à partir de ces corridors,

Ça leur paraissait plus facile d’aller en bas.

 

1975

 

 

 

111. LES COUPOLES

Chanson du film «  Comment le tsar Pierre maria son nègre »

 

 

Que me sera-t-il donné, à présent, de voir, de respirer ?

L'air est lourd avant l'orage, lourd et gluant.

Que me sera-t-il donné, désormais, de chanter, d’écouter ?

J’entends l’oiseau de paradis de mes contes d’enfant.

 

L'oiseau Sirine *, allègrement me sourit,

Il m’amuse, de son nid m'accoste.

A l’inverse, il me rend morose, il m'assombrit,

M'empoisonne le cœur l'oiseau Alkonost *.

 

Comme sept cordes qui, à leur tour,

S’égrènent dans le silence,

Le chant de l'oiseau Gamayoune *

Me rendra l'espérance !

 

Dans le ciel tout bleu, piqueté, clouté de clochers,

Une clochette de cuivre tintinnabulait,

Tantôt joyeusement, tantôt tristement.

En Russie, on recouvre les dômes d’or fin en entier

Afin que Dieu les remarque plus souvent.

 

Je suis là, debout face à l’éternel mystère

De ce pays immense, pays de contes de fée,

Ce pays de sel, aigre-doux, âcre et amer,

Ce pays de seigle, de sources, pays azuré.

 

Dans la boue ocre et grasse, pataugeant,

Les chevaux s'enfoncent jusqu'aux étriers,

Ils me conduisent dans un pays au bois dormant

Tout suri, de sommeil tout gonflé.

 

Comme sept lunes qui, à leur tour,

Se lèvent sur mon chemin d’errance,

Le chant de l'oiseau Gamayoune,

Me rendra l'espérance !

 

Mon âme affaiblie par les tourmentes et les tourments,

Mon âme érodée par les revirements,

Si elle est usée, amincie jusqu'au sang,

Je la ravauderai de fragments d'or entièrement

Afin que Dieu la remarque plus souvent.

 

1975

 

* Les oiseaux Sirine, Alkonost et Gamayoune ( sur les armoiries de la ville de Smolensk) sont des messagers mythiques du destin.

 

 

112. A LA DOUANE

 

 

A Chérémétiévo *

Le trois novembre, la météo

N'est pas tout à fait idoine,

Je suis là, tout angoissé,

Blême, mais endimanché

Dans la queue au passage en douane.

 

D'abord, je reste dans la file; je ne veux pas foncer :

De la vodka, c'est que j'en ai à revendre

Et devant, inspecté par les douaniers,

Un Uruguayen est convaincu de contrebande,

 

Une croix sur le torse, dans l'épaisse toison.

La foule, d'une même voix, qui grogne :

"Secoue-le par les pieds; voyons

Vise, il y a quelque chose qui sonne !

 

Et c'est vrai, plus bas que le ventre,

(à la limite de la plaisanterie)

On découvre, là, ciselés, qui pendent

Du XVème siècle deux crucifix.

 

Oh, comme il enrageait !

"- Il n’y a pas de loi ! Où elle est ?

Mon avion, je peux rater l’horaire !

Mais le Christ sur le crucifix

Vers les quatre heures et demie

N’a pas eu le vol de Buenos Aires

 

Il faut dire qu'on devient moins bête au fur et à mesure,

On a besoin nous aussi de crucifiés à présent

Car c'est une des richesses de notre culture,

Même si ce sont des vestiges de l'ancien temps.

 

Et avant, à tout bout de champ,

On offrait bibles et icônes

Avec ou sans leur cadre d’argent

A n’importe quelle personne.

 

De ses caisses poussiéreuses extrait,

Nous regardant méchamment,

L’art ancien, tout attristé,

Nous quittait définitivement.

 

Mister s'est fait creuser une dent.

Pour sûr, il a eu du cran.

Mais le douanier extrait sans drame,

De la dent, en faisant levier,

Une statue dans son entier

Toute en marbre, seulement sans les rames.

 

Voilà qu'on inspecte un drôle de zig

Qui restait bien trop laconique

Et l'on retire de sa poche une figue

Qui contenait pour noyau un triptyque.

 

- Pourquoi un retable, passager?

Vous pouviez acheter en “beriozka”

Un souvenir de Russie bon marché

Un accordéon, une matriochka.

 

Paix, amitié ! Cessez le combat !

Alors à une chèvre - un biniou

A  un pope - une flûte et pourquoi pas

Une icône à un Papou !

 

Ils nous ont tant fait suer

Ces vrais contrebandiers !

Celui qui fut privé de sa caryatide,

Un petit gars, pour nous narguer,

Pour Washington a embarqué

En faisant du bruit de sa dent vide.

 

C'est bien : nos douanes luttent enfin contre le vol,

Traquent le précieux capital et veillent

Que pas un gramme d'or ne tombe des auréoles,

Que pas un clou du crucifié ne se perde.

 

Du pillage ! un iconostase

Celui-là une croix, l'autre une image

Et notre foi en Dieu s’efface.

Ils l'embarquent vers d'autres rivages.

 

Et dans ces voyages vers l'exil,

Sans espoir de revenir après,

Les gens en règle, s'en vont, tranquilles,

Les prophètes contre leur gré.

 

Je suis trempé, je sue ici,

Je ne cache rien, je suis ce que je suis.

Pour la douane, je ne peux pas être un gars louche.

Vrai, j'ai tatoué près de ma cheville

Une croix bleue en estampille

Mais je dirai que c'est la Croix-Rouge.

 

Un mollah cache dans son livre saint un triptyque.

Vrai, la contrebande, c'est tout un art !

Je croise les doigts comme quand on fait la figue

Pour que ça se passe bien, et à tout hasard.

 

Les Arabes, ben tiens, de nos jours,

Tiennent à l'Europe la dragée haute.

Pourtant, dans la "Guerre des Six Jours"

Notre aide a été plutôt forte.

 

Ils ne viennent pas chez nous en simples touristes.

Il faut penser à ça, non mais !

Et ils emportent notre Christ

A la rencontre de Mahomet.

Pour le moment, je suis ici.

Ici, il y a ma dynastie,

Toute ma vie, mon travail et mon sang.

Les martyrs, par sympathie,

De leur socle qui noircit,

Me regardent en compatissant.

 

Maintenant, comme au poste de police un poivrot,

Ils vont me déshabiller, honte, déshonneur, devant tous les saints,

Trouveront une figue en poche, du brouillard dans le cerveau,

Une croix au pied, et demanderont des témoins.

 

Je grattais ma croix en maudissant

Le sort, moi-même, et toute la troupe.

Quand apparut à cet instant

Le responsable du groupe.

 

Calme et sûr, il dit, le gars,

(Le genre de type qu'on ne fouille jamais) :

Bah, ne vous occupez pas de son cas,

Bah, il n'a rien sauf de la vodka,

C'est un gars de chez nous, déjà contrôlé.

 

1976

 

* Aéroport international de Moscou.

 

 

 

 

113. UNE ENIGME SCIENTIFIQUE

ou pourquoi les aborigènes ont-ils mangé Cook ?

 

 

Ne quittez pas les bras de vos petites amies

Pour de belles étrangères coûte que coûte.

Souvenez-vous qu'aux abords de l'Australie

Navigua jadis le défunt Cook.

 

Là, sous l'azalée épanouie,

Se dévoraient l'un l'autre, tant et plus,

Sous le chaud soleil de l'Australie,

Les farouches indigènes du cru.

 

Pourquoi donc les indigènes mangèrent-ils Cook ?

La Science ne dit mot, elle a des doutes.

Mon idée à moi est simple, elle tient la route :

Ils avaient faim, ils ont mangé Cook.

 

On dit que leur chef, un père fouettard, criait partout que

Le cuistot était très bon sur la felouque.

Voilà l'erreur. La Science est en déroute.

Ils voulaient le maître-coq, ils ont mangé Cook.

 

Il n’y a pas eu d'embrouille ni d'entourloupe,

Comme des Sioux, les voilà qui viennent en groupe,

A peine s'arment-ils de massues de bambou que

Paf, un coup sur le caillou, et adieu Cook !

 

Certains avancent en supposition

Qu'ils l'ont mangé par considération,

Que c’est le sorcier qui aurait lancé la troupe :

"Allez-y, les gars, attrapez-moi Cook !

 

Celui qui sans sel s'en fera un casse-croûte

Aura la force, la gentillesse, l'audace de Cook !"

A peine sous la main de quelqu’un tombe un caillou que

Il le balance, adieu le brave Cook !

 

Qui peut comprendre quelque chose à ce souk ?

Comment les sauvages ont mangé Cook ?

Quel goût il avait ? La Science émet des doutes.

Qu'importe la raison puisqu’il n’y a plus de Cook.

 

Les sauvages ne sont pas dans leur assiette,

Cassent les arcs. Les javelots, ils les jettent,

Mettent les massues de bambou au clou.

Ils digèrent mal d'avoir mangé Cook.

 

1976

 

 

 

114. LE MEILLEUR DES MONDES

 

 

Je vis dans le meilleur des mondes.

De chaumière n'ai nul besoin.

La terre m'est lit, le val une tombe,

Le ciel un toit, le bois des murs sombres,

Un frisson dans les reins

Et je suis très bien.

 

Le soleil chauffe. Nul besoin de bois

Vous pouvez tous venir chez moi,

Dommage que le toit ne se répare pas

Dans ce meilleur des mondes qui soit

Il y a des ondées parfois

Mais je suis très bien.

 

Tout est superbe, tout me convient,

Je glorifie les dieux, ma foi.

Je peux serrer ma ceinture un brin.

A cheval, je circulerais bien.

Seulement, je n'en ai pas.

Mais je suis très bien.

 

1976

 

 

 

115. JE MOURRAI BIEN UN JOUR

 

 

Je mourrai bien un jour.

On meurt tous. C'est chose certaine.

Mais comment faire en sorte

De mourir un couteau dans le dos ?

Les victimes, on les choie,

On les chante, on leur promet l'Eden.

Ne parlons pas des vivants,

C'est les morts que l'on cajole plutôt.

 

Tête première dans la boue

De côté, joliment, je m'affale,

Et mon âme s'enfuira

Au galop, sur des chevaux volés.

Dans les champs Elysées,

Je déroberai les pommes rose pâle.

Mais les gardes sont là

Qui vous fauchent d'une balle sans hésiter.

 

C'est la fin de ma course

En voilà, un drôle de Paradis !

Une lande pelée,

Un Néant complet et sans frontières.

Au milieu de ce Néant

Un portail de fer forgé surgit

Le peuple exténué

Au portail fixe le portail de fer.

 

Mon cheval limonier

A frémi. Je le calme d'un mot doux

Et d'une tige de chanvre,

Je lui peigne la crinière doucement.

Un vieillard à cheveux blancs

Longtemps a tripoté le verrou.

Il gémit, soupira,

Sans succès, repartit finalement.

 

Exauce nos voeux, Seigneur !

Et de voeux, en ai-je émis tellement  ?

Juste avoir des amis,

Que ma femme pleure à mon enterrement,

Et pour eux, pour eux seuls,

J'irai cueillir les pommes rose pâle.

Mais les gardes sont là

Qui vous fauchent, à coup sûr, d'une balle.

 

Le peuple éreinté

Reste coi, le visage inexpressif,

Les genoux engourdis,

S'accroupit sans dévier.

Ça, c'est super, les gars,

On nous reçoit au son des fifres.

On a tourné en rond.

Au-dessus, on peut voir le Crucifié.

 

Et avec les chevaux

Je regarde : une zone pour toutes les zones

Les portes fleurent le pain.

ça vaut mieux qu'avoir les mains liées.

Je suis toujours sain et sauf.

Mais je me suis saoulé d'ozone.

J'ai la bouche pleine de fleurs,

Les jurons, je ne peux plus les prononcer.

 

Se mordant les poignets

Ont passé deux fantômes blafards.

Au cri de "Frappe le rail"

Des clochards comme des anges ont volé.

ça, c'est super, les gars,

On nous reçoit vraiment en fanfare.

Non, c'est un bruit de clés.

Ah, enfin, il les ont retrouvées !

 

J'ai reconnu le vieillard

A ses larmes sur ses joues flasques,

C'était Saint Pierre l'Apôtre.

Lui, le saint apôtre, moi, le fanfaron.

Il y a des jardins,

Des pommes gelées, de pleines vasques.

Mais les gardes sont là.

Je suis mort  d'une balle dans le front.

 

Et les chérubins planent.

L'ange du mirador a l'accent, c'est curieux !

Le Christ ne demandera rien

Et aux arbres, j'arrache les fruits gelés.

Quel bonheur, ce coup de feu !

Car revenir sur Terre, enfin, je le peux.

Je t'apporte les pommes.

En mon sein, je les ai réchauffées.

 

Je mourrai à nouveau.

S'il le faut, nous mourrons deux fois, pardi.

J'ai réussi, notre Père,

Pas tout seul. J'ai une balle dans l'estomac.

Ainsi les fusillés,

De la terre, on leur promet le paradis

Et du paradis, la terre.

Aide-toi et le ciel t'aidera.

 

Je force alors mes chevaux

Loin de ce coin pourri, sépulcral.

Ils voudraient de l'avoine

Mais ils ont le mors à ronger.

Je leur donne du fouet,

Tout au bord de ce gouffre abyssal.

Je t'apporte une brassée

De pommes, à toi qui m'attendais.

 

1977

 

 

 

116. MA DOUBLE DESTINEE

 

 

J’ai bien vécu le premier tiers

De ma vie, vingt ans sur cette vieille terre

Comme on me l’enseignait.

Je vivais tranquille, toujours actif,

Le fleuve charriait mon petit esquif

Comme il le voulait.

 

Les tourbillons le faisaient craquer,

Et les virages le faisaient grincer :

Je n’entendais pas.

A me chausser, me déchausser,

Dans l’eau contemplant mon reflet,

Je buvais ma vodka.

 

Tandis que je vivais la belle vie,

Vint le brouillard et me voici

En mauvaise posture.

Et une éléphantesque vieille

Me ricana dans les oreilles,

La sale créature !

 

Je crie, mais mon cri ne s’entend pas.

Je n’ai pas la trouille une seule fois,

Je suis aveuglé.

Pris dans le vent, je pose une question :

« Qui est là ? » et on me répond :

« Je suis Adversité ! 

 

C’est inutile de te signer !

Elle ne pourra pas te sauver

La Vierge Marie !

Barre et rames lâchées sur une barque

Et l’Adversité vous embarque :

Telle est la loi, tant pis ! »

 

Et, haletante, cette mémère

Obèse écrase les mottes de terre

D’une démarche grossière.

A tâtons, je cherche mon chemin,

Je bois de la bière, mais, juste un brin,

Juste un petit verre.

 

Soudain, devant moi, arrive, habile

La Fausseté, cette boiteuse agile

Avec sa gueule de fouine :

« Ne sois pas triste, qu’elle dit, camarade,

Mon pauvre petit poivrot maussade

Il ne faut pas que tu te chagrines ».

 

Moi, je hurle à me déchirer :

« Emmène-moi avec toi, Fausseté,

On me tient en laisse !

Je me fiche bien que tu soies bancroche

Que tu aies les bras tors et les yeux moches,

Il faut que je disparaisse ! »

 

Sur sa bosse, je grimpe tant j’ai les jetons,

Mais Fausseté tournait en rond

A cause de sa jambe folle.

Je tombe et je rampe sur le bide,

Elles ricanent de toutes leurs rides,

Les deux vieilles ignobles.

 

Je ne serai peut-être pas gras, mais je serai vivant…

Devant le gouffre, que de tourments,

Au fond, que de plaies !

« Je te donne une bouteille, Fausseté.

Tes défauts, je vais les corriger.

Tu ne m’as pas aidé !

 

Et toi, la vieille Adversité !

Dans le verre, tu auras la vérité :

Ça te sera salutaire !

C’est dur d’être pesante comme toi.

Après dix gorgées, tu verras,

Tu seras légère ! »

 

Et les deux vieilles tombent gloutonnement

Sur la bouteille de nanan

Et s’enivrent à fond.

Derrière les mottes, je vais me terrer

Je marche à reculons, je suis aux aguets,

Je saute du raidillon.

 

Je jette un coup d’œil : une barque attend.

Mais hurlant des « oh ! » sauvagement

Pour me harceler,

Arrivent, poussant des cris d’orfraie,

Mes deux destinées : la Fausseté

Et l’Adversité.

 

Je rame à perdre la conscience

Ne sachant plus si je vais dans le sens

Ou contre le courant.

Mais Adversité et Fausseté

De dépit et d’ébriété

Sont restées en plan.

 

1977

 

 

 

117. LE TRIANGLE DES BERMUDES

(Lettre de l'asile Kanaltchikov à la rédaction de la TV)

 

 

Monsieur le Réalisateur,

L'asile entier presque en pleurs

S'est rué sur le récepteur,

C'était samedi dernier.

Au lieu de dîner, de se laver,

Se faire piquer, et puis de sombrer

L'hôpital s'est rassemblé

Au complet devant la télé.

 

Un fin renard avec éloquence,

Nous parle, sans certitude,

De l'impuissance de la science

Devant le mystère des Bermudes .

Ça nous a mis le bulbe en miettes,

En pelote les circonvolutions,

Et les infirmiers, aussi sec,

Nous refont une injection.

 

Il vaudrait mieux, cher rédacteur,

Nous parler de réacteurs ?

Ou de notre cher luno-tracteur *?

On ne peut pas comme ça, chaque fois :

C'est des soucoupes qui nous affolent,

A bord , des vauriens s'envolent,

Ce sont des ruines douées de parole

Ou ce sont vos chiens qui aboient.

 

On casse, histoire de se faire la main

Des soucoupes toute l'année.

On y a mangé du chien,**

A ce que dit le cuisinier.

Et les médicaments, pardi,

Par pleins seaux dans les vécés,

Qu'en voilà une, de belle vie !

Mais vos Bermudes ! Là, faut cesser !

 

Nous, on n'a pas fait de scandale.

On manquait de chef génial,

Pas de vrais émeutiers, tu parles !

Donc, de coryphée que nenni.

Sur toutes leurs intrigues insensées

Nous, eh bien, on a jeté le filet

Et nos messes ne seront pas perturbées

Par les intrigues de nos ennemis.

 

Ce sont leurs démons habiles

Qu'ont bermutroublé l'eau limpide.

C'est ce qu'a imaginé Churchill,

En mille neuf cent dix et huit.

On a écrit à l'agence TASS,

Sur les feux, les explosions, une note.

Les infirmiers accourent en masse

Nous remettre la camisole de force.

 

Ceux qui étaient bien excités

Sur les lits furent attachés.

Ecumant comme un sorcier

Un parano se mit à hurler :

"Les serviettes, détachez-les,

Bande d'hérétiques, bandes d'impies.

On a le cœur bermutroublé

On a l'âme qui berlanguit"

 

Quarante âmes chauffées à blanc

Qui à tour de rôle hurlèrent,

Vous voyez comme c'est troublant,

Ces histoires triangulaires !

Presque tous ont déraillé,

Même les vrai fous à lier.

Le médecin-chef, dans la foulée,

A supprimé la télé.

 

On l'a vu le long des rideaux

Cachant, le serpent, la prise dans le dos.

Il faisait signe à un costaud.

Le garde-malade arrache les fils.

Il ne restait plus que les injections

Pour dégringoler au fond

Et pour nous perdre dans le fond

Comme dans le Triangle des périls.

 

Si nos enfants nous demandent

En visite demain : "Voilà,

Papa, qu'est-ce qu'ils en pensent,

Les candidats en doctorat ?"

On dira à nos gamins

La vérité. Ils sont intéressés :

"Le mystère n'est pas très loin,

Mais il n'est pas autorisé. "

 

L'artisan-dentiste Roudik

A un transistor Grundig.

Durant des nuits, il le trafique

Pour capter la RFA.   

Il y faisait le commerce d'effets.

C'est en transe qu'il est arrivé

(Avec l'estomac tourmenté)

Et sur le pied un chiffre en gras.

 

Il a fichu la panique

Avec cette information,

Que notre bateau scientifique

Dans le triangle, a fait le plongeon.

Son combustible épuisé,

Il s'est désintégré sur l'heure.

Mais deux de nos frères aliénés,

Furent sauvés par des pêcheurs.

 

Ceux qui ont vécu le cataclysme

Ont sombré dans le pessimisme.

Hier, dans une sorte de prisme,

A l'hosto, ils les amenèrent.

L'un d'eux, chef en mécanique,

Fuyant les sœurs, nous indique

Que ce polyèdre bermudique

Etait le nombril de la Terre.

 

"Comment tu t'en es sorti ?"

Qu'on lui a tous demandé.

Mais le mécanicien transi,

Cherchait partout de quoi fumer.

Il pleurait, il rigolait,

En hérisson, se mettait en boule,

Ou alors, de nous il se moquait.

Qu'est-ce que tu veux faire d'un maboul ?

 

Lors, un ancien alcoolique,

Un séditieux, un excentrique,

A dit :"Mais, c'est véridique,

Ce triangle, il faut le boire.

On peut boire tout, ça, c'est sûr

A trois, ça ne va pas être dur.

Que ça soit n'importe quelle figure,

Même une sphère, bon sang de bonsoir."

 

C'est sûrement une idée de dément,

Mais ne coupez pas derechef,

Répondez-nous rapidement,

En passant par le médecin-chef.

Agréez, date, signature

Et répondez-nous bientôt.

Si vous refusez, pour sûr

On écrira ... au loto.

 

1977

 

Notes :

* il s'agit du Lunokhod : premier engin motorisé envoyé sur la Lune

** manger un chien sur qch : expression signifiant: acquérir de solides connaissances sur le sujet

 

 

 

autre version ?:

117. LE TRIANGLE DES BERMUDES

(Lettre de l'asile Kanaltchikov à la rédaction de la TV)

 

 

Monsieur le Réalisateur,

L'asile entier presque en pleurs

S'est rué sur le récepteur,

C'était samedi dernier.

Au lieu de dîner, de se laver,

Se faire piquer, et puis de sombrer

L'hôpital s'est rassemblé

Au complet devant la télé.

 

Un fin renard avec éloquence,

Nous parle, sans certitude,

De l'impuissance de la science

Devant le mystère des Bermudes .

Ça nous a mis le bulbe en miettes,

En pelote les circonvolutions,

Et les infirmiers, aussi sec,

Nous refont une injection.

 

Il vaudrait mieux, cher rédacteur,

Nous parler de réacteurs ?

Ou de notre cher luno-tracteur *?

On ne peut pas comme ça, chaque fois :

C'est des soucoupes qui nous affolent,

A bord , des vauriens s'envolent,

Ce sont des ruines douées de parole

Ou ce sont vos chiens qui aboient.

 

On casse, histoire de se faire la main

Des soucoupes toute l'année.

On y a mangé du chien,

A ce que dit le cuisinier.

Et les médicaments, pardi,

Par pleins seaux dans les vécés,

Qu'en voilà une, de belle vie !

Mais vos Bermudes ! Là, faut cesser !

 

Nous, on n'a pas fait de scandale.

On manquait de chef génial,

Pas de vrais émeutiers, tu parles !

Donc, de coryphée que nenni.

Sur toutes leurs intrigues insensées

Nous, eh bien, on a jeté le filet

Et nos messes ne seront pas perturbées

Par les intrigues de nos ennemis.

 

Ce sont leurs démons habiles

Qu'ont bermutroublé l'eau limpide.

C'est ce qu'a imaginé Churchill,

En mille neuf cent dix et huit.

On a écrit à l'agence TASS,

Sur les feux, les explosions, une note.

Les infirmiers accourent en masse

Nous remettre la camisole de force.

 

Ceux qui étaient bien excités

Sur les lits furent attachés.

Ecumant comme un sorcier

Un parano se mit à hurler :

"Les serviettes, détachez-les,

Bande d'hérétiques, bandes d'impies.

On a le cœur bermutroublé

On a l'âme qui berlanguit"

 

Quarante âmes chauffées à blanc

Qui à tour de rôle hurlèrent,

Vous voyez comme c'est troublant,

Ces histoires triangulaires !

Presque tous ont déraillé,

Même les vrai fous à lier.

Le médecin-chef, dans la foulée,

A supprimé la télé.

 

On l'a vu le long des rideaux

Cachant, le serpent, la prise dans le dos.

Il faisait signe à un costaud.

Le garde-malade arrache les fils.

Il ne restait plus que les injections

Pour dégringoler au fond

Et pour nous perdre dans le fond

Comme dans le Triangle des périls.

 

Si nos enfants nous demandent

En visite demain : "Voilà,

Papa, qu'est-ce qu'ils en pensent,

Les candidats en doctorat ?"

On dira à nos gamins

La vérité. Ils sont intéressés :

"Le mystère n'est pas très loin,

Mais il n'est pas autorisé. "

 

L'artisan-dentiste Roudik

A un transistor Grundig.

Durant des nuits, il le trafique

Pour capter la RFA.    

Il y faisait le commerce d'effets.

C'est en transe qu'il est arrivé

(Avec l'estomac tourmenté)

Et sur le pied un chiffre en gras.

 

Il a fichu la panique

Avec cette information,

Que notre bateau scientifique

Dans le triangle, a fait le plongeon.

Son combustible épuisé,

Il s'est désintégré sur l'heure.

Mais deux de nos frères aliénés,

Furent sauvés par des pêcheurs.

 

Ceux qui ont vécu le cataclysme

Ont sombré dans le pessimisme.

Hier, dans une sorte de prisme,

A l'hosto, ils les amenèrent.

L'un d'eux, chef en mécanique,

Fuyant les sœurs, nous indique

Que ce polyèdre bermudique

Etait le nombril de la Terre.

 

"Comment tu t'en es sorti ?"

Qu'on lui a tous demandé.

Mais le mécanicien transi,

Cherchait partout de quoi fumer.

Il pleurait, il rigolait,

En hérisson, se mettait en boule,

Ou alors, de nous il se moquait.

Qu'est-ce que tu veux faire d'un maboul ?

 

Lors, un ancien alcoolique,

Un séditieux, un excentrique,

A dit :"Mais, c'est véridique,

Ce triangle, il faut le boire.

On peut boire tout, ça, c'est sûr

A trois, ça ne va pas être dur.

Que ça soit n'importe quelle figure,

Même une sphère, bon sang de bonsoir."

 

C'est sûrement une idée de dément,

Mais ne coupez pas derechef,

Répondez-nous rapidement,

En passant par le médecin-chef.

Agréez, date, signature

Et répondez-nous bientôt.

Si vous refusez, pour sûr

On écrira ... au loto.

 

1977

 

* Lunokhod : premier engin lunaire motorisé.

 

 

 

118. GLACE AU-DESSUS

 

 

Glace dessus, glace dessous, au milieu je languis.

Percer le haut ou bien forer le bas ?

Remonter, ne pas perdre l'espoir et puis,

Au travail, dans l’attente des visas.

 

Glaces au-dessus, déchirez-vous, craquez !

En sueur, tel le laboureur à l'araire.

Comme le navire des chansons, je te reviendrai,

Me remémorant tous mes anciens vers.

 

J'ai moins d'un demi-siècle, quarante et quelques.

Protégé par le Seigneur et par toi, je vis.

J'ai de quoi chanter, quand je serai devant l’Eternel.

J'ai de quoi me justifier devant Lui.

 

1980

 

autre version ?:

118. GLACE AU-DESSUS

 

 

Glace dessus, glace dessous, au milieu je languis.

Percer le haut ou bien forer le bas ?

Remonter, ne pas perdre l'espoir et puis,

Au travail, dans l’attente des visas.

 

Glaces au-dessus, déchirez-vous, craquez !

En sueur, tel le laboureur à l'araire.

Comme le navire des chansons, je te reviendrai,

Me remémorant tous mes anciens vers.

 

J'ai moins d'un demi-siècle, quarante et quelques.

Protégé par le Seigneur et par toi, je vis.

J'ai de quoi chanter, quand je serai devant l’Eternel.

J'ai de quoi me justifier devant Lui.

 

1980